Tango de Satan

« L’image qui s’offrait à lui reflétait une infinie pauvreté, étrangère, où se superposaient en couches égales, la honte, la fierté et la peur. » (p. 27) « La route est recouverte de boue à perte d’horizon, l’horizon que camouflent les sombres tâches de la forêt, la nuit tout en tombant dissout le solide, absorbe la couleur, fait frémir l’immobile, fige le mobile, la route ressemble à une chaloupe qui se balance avec mystère, échouée dans le marécage du monde. » (p. 69) « A l’Est le ciel s’illumine à la vitesse d’un souvenir, se pare de reflets rouges, bleu aurore, s’agrippe aux vagues de l’horizon, et avec une détresse bouleversante, comme un mendiant qui chaque matin gravit péniblement les marches de l’église, voici le soleil qui s’élève pour créer les ombres, détacher les arbres, la terre, le ciel, les animaux, les hommes, de cette union glaciale, chaotique, où ils se sont laissé enfermer, telles des mouches dans un filet, et dans l’immensité du ciel il aperçoit la nuit qui s’enfuit de l’autre côté, vers l’ouest de l’horizon, là où l’un après l’autre, chacun de ses frêles éléments vient s’effondrer, comme les soldats désespérés, désorientés d’une armée vaincue. » (p. 77-78) « Et le vent tourbillonnant au-dessus de l’auberge, telle une main indécise qui feuillette un livre poussiéreux à la recherche d’une pensée maîtresse oubliée, se mit lui aussi à interroger le craquement du bois afin d’apporter à la boue un semblant de réponse et faire naître la communion entre les arbres, l’air et la terre pour ensuite, à travers les fissures invisibles de la porte et des murs, se frayer un chemin jusqu’au premier bruit. » (p. 123)

Le roman commence et s'achève par le faible tintement d'une cloche fantomatique. C'est l'automne, une terre de misère sous une pluie incessante, le monde est en ruine depuis que la coopérative à été démantelée, tout le pays est dévasté, les maîtres ont disparu, il ne reste que quelques serviteurs et parmi eux des escrocs. Entre Molière et Beckett, Laszlo Krasznahorkai décrit une comédie amère et noire, il raconte un désastre. Ici les hommes se soupçonnent, ils s'epient, ils attendent, ils sont cruels et idiots, concupiscents et menteurs, lâches et impuissants. L'histoire est celle d'un espoir déçu et d'un retour au point de départ, parce que l'homme ne sait pas se contenter de sa condition sur terre et du vide dans le ciel. Il n'y a aucune issue, ni malédiction ni miracle. Dans ce monde Laszlo Krasznahorkai avoue que la lutte est insupportable et la victoire insoutenable. L'homme est incapable de dire la vérité, il faut attendre qu'elle se révèle, et l'écrivain qu'il est la découvre a travers son écriture alors même qu'il y travaille. Pour le lecteur, la fin du roman est une invitation à revenir au commencement, à la première page, parce qu'on a jamais fini de se tromper et d'ignorer ce qui se dit.