Petits travaux pour un palais

Le narrateur bibliothécaire paraît un peu dérangé. Il rêve d'une bibliothèque hermétiquement close, qui ne prêterait pas de livres, et déploie son délire dans une phrase ininterrompue de cent pages. Il arpente New-York qu'il déteste en compagnie virtuelle d'artistes aussi déjantés que lui : sa sainte trinité Hermann Melville, Lebbeus Woods et Malcolm Lowry, trois mousquetaires qui eux aussi étaient quatre, puisqu'il y a aussi le musicien Bartók ; il écrit mais ne veut pas être lu et destine ses notes à un bloc hermétiquement fermé. Il marche alors qu'il souffre du pied. Si on se laissait aller à faire le malin, on dirait que ce bibliothécaire et ses carnets sont comme le lecteur et ses notes de lectures publiées sur l'Internet, notes que personne ne lit à propos de livres que personne - ou presque - ne lit, le défi étant de continuer de les écrire et les publier sans finir à l'asile psychiatrique. On est tenté plus largement et plus sérieusement de lire ce livre comme une parabole relatant la place de la culture, de la littérature dans des sociétés occidentales contemporaines tentées par le fascisme, mais sans doute est-ce là une lecture réductrice n'épuisant pas les significations de ce texte. La bibliothèque est-elle déjà hermétiquement fermée ? Le psychanalyste D. W. Winnicott parlait de "La Crainte de l'effondrement" (1974) comme étant l'angoisse d'un effondrement qui avait déjà eu lieu... "... il faut dire la vérité aux gens, et toute création artistique, qu'elle soit architecturale, poétique, musicale, scientifique ou philosophique, doit s'inscrire dans cette perspective, il faut franchement dire aux gens la vérité sur l'univers dans lequel nous vivons, il faut les regarder droit dans les yeux et leur dire que l'univers est en état de guerre, qu'il n'y a pas de paix, que l'univers n'est que danger, risque, tension et destruction, que rien ne peut y demeurer intact, l'expression même "demeurer intact" est mensongère, toute forme de paix, de tranquillité, de stabilité, de repos, est une illusion, bien plus dangereuse que la vérité, la vérité sur l'univers est bien le danger, le risque, les tensions, la destruction, le nier est soit insensé, soit un mensonge délibéré, soit repose sur un argumentaire dénué d'intelligence..." p. 52 "...la catastrophe dans laquelle nous vivons, oui, nous vivons dans la catastrophe perpétuelle, dans l'apocalypse permanente, et nous ne devons pas attendre l'avènement de l'apocalypse, mais reconnaître qu'elle est déjà là, et qu'elle a toujours été là..." p. 81 László Krasznahorkai - Petits travaux pour un grand palais. Pénétrer la folie des autres. - Éditions Cambourakis 2024