L'herbe rouge. Les lurettes fourrées

L’Herbe rouge de Boris Vian est une œuvre à part, une opus singulare qui se dérobe à toute tentative de catégorisation. Sous les dehors d’un conte fantastique et absurde, cette fresque métaphysique et poétique s’impose comme une critique mordante de la condition humaine, de la société occidentale et de ses structures psychologiques, politiques, et sociales. Vian, tel un alchimiste du verbe, dissout les certitudes, déconstruit les conventions et propose une réflexion désabusée, mais ô combien lucide, sur les maux de son temps. Vian, en prophète du désenchantement, montre comment l’Occident a troqué ses idéaux contre une course à la productivité, où l’individu devient un rouage dans une machine qui l’écrase. La machine à effacer la mémoire en est le symbole : un artefact qui prétend soulager la souffrance, mais qui, en réalité, participe à une déshumanisation systématique. Nous ne sommes plus des êtres de chair et de sang, mais des automates, réduits à des fonctions mécaniques, homo faber enchaîné à une productivité stérile. Ainsi, Vian critique cette modernité triomphante, periculum in mora, nous avertissant qu’il est urgent de réévaluer nos valeurs avant qu’il ne soit trop tard. Il est un point que l’on ne saurait négliger dans cette oeuvre : son radical non-conformisme, son refus obstiné de se plier aux normes et aux conventions, qu’elles soient sociales, politiques ou même linguistiques. Tel un poeta contra mundum, Boris Vian rejette les diktats littéraires et joue avec la langue. Il invente, forge des termes inconnus, défie l’autorité des dictionnaires avec une liberté créative déconcertante. Ce ludus verbalis n’est pas gratuit ; il est le reflet d’un rejet fondamental des normes, d’un esprit de rébellion contre toute tentative d’enfermement. Boris Vian, observateur incisif des institutions, n’épargne pas le rituel catholique, en particulier dans sa forme pré-Vatican II, avec ses fastes, ses ornements d’or et ses encens enivrants. À ses yeux, ce spectacle liturgique relève plus du panem et circenses que d’une véritable quête spirituelle. La religion, au lieu de conduire à une introspection profonde, devient une sorte de théâtre, où l’âme se perd dans la contemplation des apparences, simulacrum fidei. Cette critique de l’esthétique catholique va au-delà du simple rejet de l’ostentation. Vian semble questionner la nature même du sacré, suggérant que lorsque la foi se résume à des rites séduisants, elle risque de perdre son essence. Il s’agit d’une opposition claire entre la foi intérieure, authentique, fides pura, et la mise en scène spectaculaire qui détourne le croyant de l’essentiel. Dans un monde où tout semble codifié, fixé, Vrevendique la liberté totale de l’artiste. Il est homo liber, refusant de se conformer à une quelconque idée préconçue de ce que doit être l’écriture, la société, ou même l’être humain. Par cette attitude, il rappelle que l’essence même de l’art est de bouleverser, de déconstruire les attentes, de subvertir les normes. Sine qua non, ce non-conformisme est le pilier de toute démarche authentiquement artistique. La mémoire, chez l’Écrivain Pataphysicien, n’est jamais un simple réservoir de souvenirs ; elle est au cœur de l’identité humaine. La machine à effacer les souvenirs devient une réflexion sur l’impossible neutralité de la perception et de la mémoire. Effacer le passé ? Ce serait renoncer à ce qui nous définit, à ce que Cicéron appellerait memoria vitae — le souvenir comme essence de la vie. La question se pose alors : peut-on, en détruisant ses souvenirs, se libérer du poids de l’existence ? Ou cette tabula rasa n’est-elle qu’un autre leurre, une chimère dangereuse ? À travers cette réflexion, Vian joue avec la nature cognitive de l’être humain. La mémoire, nous dit-il, n’est pas un simple enregistrement passif. C’est un filtre, une construction subjective. En effaçant le passé, Wolf ne fait qu’amplifier sa propre perte. Cette illusion d’un nouveau départ, d’une page blanche, n’est qu’un piège. Errare humanum est, et l’oubli n’est jamais complet : le passé finit toujours par ressurgir, se glissant à travers les failles de l’esprit. (Ce point fait l’objet d’une analyse dans un autre avis.) Avec une malice teintée de causticité, Boris Vian attaque la psychanalyse, cette discipline qui, au milieu du XXe siècle, semblait vouloir tout réduire à des mécanismes inconscients, tout expliquer par la libido, l’Œdipe ou les rêves. L’auteur, dans un esprit de ludicrum, se joue de cette prétention en la tournant en dérision à travers le personnage de Wolf, qui tente d’utiliser une machine pour effacer ses souvenirs douloureux, comme un patient cherchant à guérir ses maux par l’analyse. Mais cette quête n’est qu’un mirage, une fuite en avant. Vian semble dire, avec une ironie cinglante, que l’on ne se sauve pas par la psychanalyse, que les vulnus animi (blessures de l’âme) ne s’effacent pas si aisément. Le procédé, digne d’une mécanique grotesque, souligne les limites d’une telle approche de l’esprit humain. Le homo psychologicus, loin d’être un sujet passif à déconstruire, apparaît ici comme un être complexe, dont les traumatismes et les angoisses ne peuvent être contenus dans les filets serrés d’un discours psychanalytique. À la manière d’un Sophocle moderne, Vian oppose à la cure psychanalytique l’impossibilité tragique de tout effacement total des douleurs passées. La machine n’est rien d’autre qu’un deus ex machina inutile dans ce théâtre de l’âme. Vian ne limite pas son propos à une simple satire psychologique. L’œuvre se déploie également comme une critique acerbe de l’Occident, pris dans ses contradictions et ses fausses promesses de progrès. Ce locus amoenus qu’est la modernité occidentale n’est qu’un mensonge, un vernis superficiel qui dissimule la déshumanisation et l’aliénation des masses. À travers les dérives de la société industrielle et les rouages d’une bureaucratie absurde, l’auteur pointe du doigt l’illusion du progrès, une fata morgana qui détourne l’individu de sa quête authentique de sens. Enfin, la conclusion de L’Herbe rouge nous plonge dans une mélancolie familière aux lecteurs de Vian : celle de la chute inévitable. La vision du héros écrasé au sol est une image récurrente chez l’auteur, symbole du poids des illusions perdues, de la gravité de l’existence. Sic transit gloria mundi. Chez Vian, cette chute n’est pas une simple défaite, mais un rappel de la fragilité humaine, de cette condition tragique que même le plus beau des rêves ne saurait totalement transcender. Ainsi, L’Herbe rouge, derrière sa façade fantasque et ludique, déploie une méditation métaphysique où chaque élément, chaque personnage, incarne une facette de l’absurde condition humaine. Boris Vian, à travers son style éblouissant et son usage subversif du langage, nous invite à réfléchir aux impasses du progrès, à la fragilité de la mémoire, et à la quête incessante d’une liberté individuelle trop souvent étouffée par les structures sociales. Cette œuvre est une traversée poétique, où les jeux de mots dissimulent un propos critique plus profond, rappelant que la chute de l’homme, aussi inéluctable soit-elle, n’est jamais exempte d’une certaine grandeur. Finis coronat opus : Vian, en frappant son héros au sol, signe l’ultime rappel de la vanité des luttes humaines. Mais c’est aussi dans cette vision du corps écrasé que réside, paradoxalement, une forme d’élévation. Car la reconnaissance de l’absurde, comme le dirait Camus, est peut-être le premier pas vers une existence plus libre, plus authentique. Vian nous laisse ainsi avec cette image, non pas comme une défaite, mais comme un défi lancé au lecteur : accepter la chute tout en continuant de se battre contre elle. 2. Une errance cognitive Dans L’Herbe rouge, Boris Vian aborde la mémoire et la perception avec une profondeur qui anticipe certaines réflexions contemporaines en sciences cognitives. Loin d’être un simple réservoir de souvenirs, la mémoire y est présentée comme un processus central à l’identité humaine, mais aussi comme un mécanisme imparfait, déformé par les biais et les subjectivités inhérentes à notre cognition. La machine à effacer les souvenirs devient alors une métaphore puissante de l’impossible neutralité de la mémoire : elle n’est ni un enregistrement passif ni un ensemble de données figées dans le temps, mais plutôt une reconstruction continue, toujours soumise aux interprétations du présent et aux émotions du sujet. Dans la tradition cognitive moderne, la mémoire est décrite comme un processus dynamique qui fait intervenir plusieurs systèmes : la mémoire épisodique, autobiographique, et sémantique. Ces systèmes interagissent de manière complexe et font émerger une identité narrative où chaque souvenir participe à la construction de soi. En effaçant ses souvenirs, le personnage de Wolf ne renonce pas seulement à des faits passés, mais à l’essence même de son identité, ce que Cicéron appelait memoria vitae — la mémoire comme souffle vital, comme substance de l’existence. Cette réflexion rejoint les travaux contemporains sur l’importance de la mémoire autobiographique dans la conscience de soi. Par exemple, des études en neurosciences montrent que les altérations de la mémoire autobiographique, notamment chez les patients atteints de troubles neurodégénératifs, modifient radicalement leur perception de soi et leur rapport à l’identité. Vian, en poète et romancier, précède cette approche scientifique en soulignant le caractère piégeux de l’idée d’une tabula rasa cognitive. Effacer le passé ? C’est renoncer à soi, à ce qui nous définit en tant qu’êtres historiques. En termes cognitifs, la mémoire ne peut être effacée sans conséquences profondes sur la structuration de la pensée. L’illusion d’un nouveau départ, est non seulement une erreur philosophique, mais aussi une impossibilité neurologique. En effet, la recherche actuelle en psychologie cognitive nous apprend que les souvenirs anciens (même ceux que l’on croit oubliés) laissent des traces indélébiles dans l’hippocampe et les circuits cérébraux associés à la mémoire à long terme. Ce phénomène, appelé consolidation mnésique, démontre que les souvenirs sont continuellement réactivés et réinterprétés, intégrant à chaque fois de nouveaux éléments. La tentative de Wolf d’effacer son passé par une machine relève donc d’une pensée illusoire, car il ne fait qu’accentuer sa propre fragmentation identitaire. Cette errare humanum est que Vian met en scène est un piège cognitif, une illusion qui correspond à ce que Daniel Kahneman, dans ses travaux sur les biais cognitifs, appellerait l’illusion de la mémoire : l’idée que nos souvenirs peuvent être triés, modifiés ou effacés à volonté, alors qu’ils sont en réalité en perpétuel flux, inaccessibles dans leur forme “brute” et “objective”. La mémoire est aussi intrinsèquement liée à la perception présente : elle n’est pas seulement une trace passive, mais un cadre interprétatif de la réalité actuelle. Wolf croit que l’oubli le libérera de son fardeau existentiel, mais en tentant de fuir, il ne fait que se condamner à une reconstruction biaisée de ses souvenirs, renforçant les mécanismes de répétition et de ressassement. Cela renvoie à la notion de schémas cognitifs, théorisée par les psychologues comme Jean Piaget ou Aaron Beck, où la mémoire influence et conditionne la manière dont nous percevons et interprétons le monde. En effaçant ses souvenirs, Wolf se prive de ce schéma interprétatif nécessaire à l’adaptation cognitive et à la compréhension de soi dans l’environnement. Loin de constituer une libération, l’effacement mémoriel amplifie donc la vulnérabilité du sujet, l’isolant des cadres cognitifs et émotionnels qui lui permettent d’interagir avec son propre passé. Ce concept s’apparente au processus de dissociation, tel qu’il est observé dans certaines pathologies psychologiques, où la séparation des souvenirs et de l’expérience vécue aboutit à une dépersonnalisation, voire à une perte totale de la continuité de soi. En somme, l’effacement des souvenirs, tel que Vian l’illustre dans L’Herbe rouge, est une quête de destruction qui, loin de conduire à une quelconque rédemption, laisse place à un vide existentiel. Du point de vue des sciences cognitives, cette réflexion prend une résonance singulière : la mémoire ne peut être manipulée sans risquer d’affecter la perception et la cohérence narrative de l’individu. Vian semble ainsi anticiper les conclusions des neurosciences contemporaines qui démontrent que la mémoire, loin d’être un fardeau à évacuer, est la clé de la continuité de la conscience, et donc de notre humanité.