Anne-Sophie- 22/03/2024

Un petit bijou !

Le Cheval en feu est un petit bijou dont je vous invite à ouvrir la boite pour y découvrir le trésor de beauté qu’il renferme : un roman total, aux accents tantôt poétiques, tantôt mythiques, irrigué par des thèmes existentiels. Sublime ! C’est par le prisme de son journal intime que nous découvrons Sara, une jeune Indienne fraîchement arrivée à Londres pour y poursuivre des études de littérature. Afin de combler sa solitude, elle s’adonne à une passion de l’enfance depuis longtemps délaissée : la poterie. La magie opère puisque le contact et l’odeur de la glaise suffisent à faire ressurgir les souvenirs de ce temps révolu ; nous plongeons d’abord pleinement avec la narratrice au coeur des années 1970, dans son univers natal de Kummarapet, avant d’être happés, grâce à Elango, un artisan potier, par un récit aux accents mythiques. D’emblée, j’ai été emportée par le pouvoir évocateur des mots et des images qui m’a permis de vivre au rythme des habitants de cette petite ville de l’Uttar Pradesh : au fil des pérégrinations des personnages, on prend plaisir à goûter aux savoureux laddu et biryani, à écouter les histoires « incroyables et sans fin » d’Elango dans son autorickshaw, ou encore à se prélasser au pied du moringa. Et que dire des descriptions des gestes à la fois méthodiques et passionnés du potier, hérités d’une longue lignée d’artisans, qui donnent aux lecteurs l’impression d’être au contact de la glaise, de façonner « la terre informe » et de créer de « magnifiques poteries » ? Elles offrent au roman des pages divines de sensualité. Par contraste, cette écriture pudique et suggestive fait ressortir d’autant plus brutalement la violence inouïe qui émerge subitement à l’occasion d’un match de cricket ou d’un attroupement devant une sculpture jugée scandaleuse. Kummarapet apparaît en ce sens comme le microcosme de cette région du monde qui voient se déchirer, depuis la partition des Indes, communautés hindoues et musulmanes. Si le dépaysement est d’abord géographique, il est aussi temporel : Raghav, le père de Sara, et Elango ont le pouvoir de transfigurer la réalité quotidienne en récits d’un autre âge. Leur appréhension du monde singulière et poétique déplace le regard de la jeune Sara - et celui des lecteurs - et confère aux événements, banals ou violents, une dimension poétique et mythique éblouissante. Pour preuve, la magnifique histoire d’amour qui se déploie dans le roman entre le potier hindou et une jeune femme musulmane ; à « l’espace qui les divise, un charnier de chair humaine calcinée et ensanglantée, une immense crevasse dans la terre, une gueule ouverte prête à l’engloutir », Elango oppose la beauté des signes du destin, des songes et de l’art incarnés en ce cheval de terre cuite décoré de vers ourdous. Loin d’épuiser l’oeuvre d’Anuradha Roy, le détour par le mythe permet enfin d’aborder avec une acuité magistrale les thèmes existentiels qui irriguent le roman avec le douloureux passage de l’enfance à l’adolescence : les premiers émois amoureux, la communication difficile avec les êtres qui nous sont chers, la perte de proches admirés partis prématurément, le sentiment de ne pas être à sa place, etc. Les va-et-vient temporels donnent l’impression que les époques se répondent et que la compréhension du présent s’éclaire à la lecture du passé. Le cheminement introspectif et mémoriel permettra-t-il à Sara de se réconcilier avec elle-même et de « chevaucher son esprit libre et vagabond / Jusqu’au ciel ? » Le Cheval en feu est aussi un sublime roman d’apprentissage !