Aude Bouquine- 14/11/2021

Premier roman d’une rare justesse…

« Hors de toi » est l’histoire d’Alice, à différents moments clés de son existence, tous âges confondus, racontée par tranches de vie non chronologiques. Dans ce récit narré à la seconde personne du singulier, le « tu » est un « je » qui ne veux et ne peux pas exister. Alors, quand « je » est un autre en qui il est impossible de se reconnaître, qui suis-je ? La thématique principale de ce roman, « qui est Alice ? » nécessite des plongées dans le passé, quand Alice avait 15 ans, 5 ans, ou 7 ans. De nombreuses périodes phares susceptibles d’avoir construit ce « je » que chacun cherche à découvrir se succèdent en mélangeant passé et présent. Alice est une petite fille qui a deux maisons. Ses parents ont divorcé et chacun a refait sa vie : le père avec une femme odieuse, la mère avec un alcoolique brutal. Une semaine sur deux et la moitié des vacances scolaires, Alice est ballottée d’une maison à l’autre, mais dans aucune, jamais, elle ne trouvera sa place. Alice est une petite fille en colère, et cette rage grossit, forcit en emportant tout sur son passage, irrémédiablement. Seuls l’école et ses amis sont susceptibles de lui apporter un peu de joie. L’école… et plus tard, d’autres dérivatifs… car Alice souffre, la douleur la ronge, la rancune la ballonne, la haine météorise ses relations familiales. Entre une belle-mère sadique qui « rôde autour de toi comme un prédateur qui attend patiemment son moment. » et un beau-père qui lui saute dessus pour la baffer à toute volée, force est de constater qu’elle demeure seule avec un ersatz d’elle-même. Le dédoublement de personnalité devient inévitable et salutaire. « Hors de toi », aborde la thématique de la famille recomposée, quand, par malheur, les choses se passent mal, quand la sécurité du foyer est inexistante, quand les « parents véritables » sont sourds et muets. « Chez papa, tu n’as pas le droit d’être toi-même car toi-même est le fruit de l’Autre. » Alice se tait. Pendant des années, elle subit et se tait. « Puisqu’ils ne savent pas, puisque tu ne peux pas leur dire, puisque l’angoisse te suit partout où tu vas, que le danger t’oppresse même lorsqu’il s’éloigne, c’est à toi, jour après jour, souffle après souffle, d’inventer ta survie. » Inventer sa survie c’est déjà s’inventer soi-même. Pour cela, Alice éprise de vie, trouve des dérivatifs qui agissent comme des exutoires. Les études, sont un moyen presque naturel de se vider la tête, la quête d’un ailleurs qui devient vital. « Tu es sa pire élève, tu vas devenir sa réussite. Travailler pour ne plus ressentir. Canaliser ta colère entre les lignes bleues des copies. Et lire. Lire, lire, lire, lire pour emboîter tes émotions dans celles des autres. Pour vibrer d’une douleur qui ne soit pas la tienne. » La lecture en est un second, d’autres encore viendront nourrir sa faim. Mais sous les apparences, sous le « même pas peur », « même pas mal », les bleus de l’âme prennent de plus en plus de place. « Tu sais que personne ne décèle jamais le froissé sous le lisse, le figé, le sans-souffle, sous l’apparente mobilité de joie. » et lentement, Alice patine, tombe et sombre. Comment passer de « tu » à « je » ? « Comment vivre avec en soi un ennemi qui a pris possession de son corps ? » Dans ce premier roman, Sandrine Girard excelle de justesse. Ce texte a ouvert les vannes de souvenirs douloureux. À titre tout à fait personnel, je me suis souvenue pourquoi j’aimais tant l’école… et pourquoi les vacances me faisaient tellement horreur. Comment ma vie entière s’est transformée en fuite, d’abord physique par les expatriations successives, puis psychologique par la lecture. Cette attente, ce moment où l’on peut affirmer « je ne suis plus en danger », cet espoir de se persuader que la disparition de l’agent pathogène fera également disparaître sa souffrance et l’atroce prise de conscience que, malgré tout, « le poids est toujours là. La souffrance aussi. » ne peut qu’attester d’un vécu qu’elle inocule avec exactitude et authenticité. Je voudrais vous parler de cette fin, qui m’a laissée exsangue, tétanisée par ses implications. Une dernière phrase qui sonne comme un glas.