J'ai bien cru que je n'arriverai pas au bout de cet énorme pavé, "Vie et Destin" est un classique de la littérature russe de l'après-guerre, censuré et interdit en Union Soviétique pendant de longues années. Je ne suis pas familière de la littérature russe, c'est souvent trop ample, trop touffu pour moi. Et là, pour le coup, j'ai été servie. La lecture n'est pas facile d'emblée : un nombre important de personnages, souvent appelés par des noms différents d'un chapitre à l'autre, parfois d'une phrase à l'autre (nom complet, surnom, nom occidentalisé), rien de tel pour vous embrouiller des le départ. De surcroit, ce roman est la suite d'un premier volume "Pour une juste cause", que je n'ai pas lu ! Au bout de quelques chapitres à chercher vainement des liens entre untel et untel, à les confondre, j'ai pris la parti de lire "Vie et Destin" comme une suite d'histoires indépendantes à lire telles quelles sans chercher à les lier entre elles a tout prix. Ce parti pris tout personnel a finalement fonctionné et j'ai vraiment lu avec intérêt quelques unes (pas toutes) de ces destinées.
Le centre de ce roman fleuve, c'est la bataille de Stalingrad, qui relie tous les personnages directement ou pas. Pendant 4 à 5 chapitres, on reste avec un personnage pour le quitter ensuite et finalement le retrouver plus tard. Certains passages sont passionnants ou bouleversants, tous ceux à Stalingrad même pour commencer, que ce soit du côté russe ou allemand. Les allemands sont présents dans le récit, certains chapitres ne traitent même que d'eux et du nazisme. Et puis il y a la longue marche vers la chambre à gaz d'une jeune doctoresse juive et d'un petit garçon, difficilement soutenable, la lettre d'une mère au cœur du ghetto, déchirante, la destinée étrange de ce commissaire politique, fervent bolchévique, emprisonné du jour au lendemain sur la base d'une accusation anonyme et qui ne lui est même pas clairement expliquée. Toute l'absurdité du stalinisme est démontrée au cours de ces lignes. L'ombre des purges de 1937 plane sur le roman comme une plaie ouverte, pas un personnage, même le plus rigoriste, n'est à l'abri d'un système qui broie méthodiquement son propre peuple. A cote de ces chapitres époustouflants, d'autres passages sont pénibles à lire, notamment ceux concernant le scientifique juif Sturm, un peu trop verbeux à mon gout, même si je comprends l'intérêt de ce personnage sur le fond.
Le fond, parlons-en : avec des chapitres purement "historiques", quelques passages mettant en scène Hitler ou Staline eux-mêmes, ou bien cette longue conversation entre le chef SS d'un camp de concentration et un prisonnier russe, le fond est fort, sans ambigüité et valu a son auteur interdiction et censure pendant de longues années. Vassili Grossman démontre que les deux systèmes, ennemis implacables dans la guerre, en apparence aux antipodes du spectre politique, sont mus par la même logique d'oppression, ils mettent en branle les mêmes techniques basées sur la peur et l'arbitraire, et même si l'une combat l'autre dans les rues de Stalingrad, ce sont des régimes frères. Que cette analyse ait pu être faite aussi frontalement par un écrivain russe dans les années d'après-guerre force le respect : lucidité et courage.
"Vie et Destin" est un livre qui se mérite, qui demande du temps, de l'attention et de la persévérance. C'est plus qu’un roman, c'est une sorte d'expérience littéraire et historique.
Stalingrad, enfer sur terre...
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