La vie des morts

Le Bordelais Jean-Marie Laclavetine revient sur la mort tragique de sa sœur, à Biarrtiz, autrefois. Et convoque, en cérémonie littéraire allègre, tous ses amis disparus. “La vie des morts” est un beau titre. Il en évoque un autre, un essai de Danièle Sallenave, “Le Don des morts” : leur vie, leur voix, leur souffle nous demeurent des dons. Annie est morte, elle avait vingt ans, en 1968, étouffée par une vague à la violence sournoise, au pied du phare de Biarritz, sur les rochers de la Chambre d’Amour dont la légende perpétue un drame amoureux. Inspiré par son drame familial, le frère, Jean-Marie Laclavetine a composé, cinquante ans après, un ouvrage magnifique et déchirant, “Une amie de la famille”. Ce texte a boulversé maints lecteurs. Car il ne s’agissait pas d’exprimer une souffrance, celle de la perte, de l’absence, mais “de partager une expérience universelle”. Reflexion sur le deuil La première partie de ce nouveau livre, qui prolonge, précise et enrichit le précédent, recense les lettres reçues, les propos spontanés, effusifs, toutes les réactions des proches dont il faut démêler, dans l’oublieuse mémoire, les contradictions. Et puis ceux des anonymes, des confrères écrivains : tous ont retrouvé en ces pages graves et limpides, un écho, une part, quelques images, de ce que chacun d’eux, chacun de nous, a pu, un triste jour, vivre. Ces très nombreux témoignages, non seulement réconfortent l’auteur, le persuadent qu’il a eu raison de faire voler en éclat la chape de silence sous laquelle parents, frères et cousins, avaient couché la jeune noyée (“Notre famille n’est guère étincelante, en matière de partage de l’information”), non seulement ils apportent des précisions sur les circonstances de l’accident, ou sur la personnalité de la sœur chérie, (“caractère imprévisible, parfois fantasque, drôle et noir”), mais ils amènent le romancier à une réflexion sur le deuil, l’acte d’écrire, les pouvoirs de la littérature. Ou son impuissance à apaiser la douleur. “La littérature ne répare pas.” Peut-être rend-elle ceux qu’on a perdus plus réels, plus proches, plus vivants. Car, selon Aragon, “un jour vient que rien n’est plus qu’un récit”. Certes, encore faut-il un récitant. Ferveur amicale Tout naturellement, le livre sans jamais quitter de vue celle qui est partie trop tôt, va se tourner vers d’autres départs. Voici, au gré de la plume et des anamnèses, les rencontres d’une vie, les copains de fête, de voyage, ou du monde de l’édition, eux aussi en allés, quelquefois eux aussi trop tôt. Alors Laclavetine recense les prénoms (on en reconnaît beaucoup) en une sorte d’obituaire (le terme faisait savant, il est familier aux cruciverbistes) soutenu par une belle ferveur amicale. Et comme un grand artiste se reconnaît à son sort du portait, vous pourrez en admirer plusieurs dans cette litanie, parfois drôle, parfois noire, comme Annie. Pour nous en tenir quelque figures publiques, on citera Georges Lambrichs, Jorge Semprun, Cavanna, “un type bien”, Siné, “enfant de Rabelais tendance Ravachol”, Roger Grenier avec qui nous fîmes un inoubliable séjour dans le Pau de son enfance, ou fragile Lisa Bresner : par la fenêtre, en écrivant, on contemple le sophora du Japon planté, dans le Jardin public de Bordeaux, à sa mémoire. Laclavetine excelle dans l’exercice d’admiration. Il aurait pu pareillement être pamphlétaire. Certaines de ses esquisses sont assassines. Philippe Val, “faux cul de grande voilure”. BHL : “Quel prodige : même quand il se tait, ce grand spécialiste des généralités, laisse entendre des trémolos.” L’humour est partout Ce serait une erreur de croire que “La Vie des morts” est uniquement déploration. L’ouvrage précédent avait été rédigé “dans une joie tranquille”. La joie, qui sait, mais l’humour est partout ici. Et c’est délicieux : le camp scout de Jean-Marie adolescent, à Laruns, où la fille du boucher affole la troupe, un séjour à Catane, avec un certain Patrick, “toujours au bord de l’éruption”, dont le narrateur doit calmer gentiment les déclarations amoureuses. À propos de Robert Gallimard : “il observait le monde avec équanimité, bienveillance et circonspection. Or quiconque se donne la peine d’observer ainsi la planète et ses habitants est amené, assez souvent, à se tordre de rire.” Il faudrait parler de la place, dans ce récit, de la poésie. Machado, Apollinaire, Supervielle, Mallarmé, festonnent le texte. Et quelle belle idée de comparer ces amis que vent emporte aux arbres que l’on plante dans son jardin ! Chênes puissants, ou bouleaux menus, ils vous sont, pour ce qui reste de jour, des “ombres de bonne compagnie”.