De sable et de neige

Chantal Thomas a été l’élève de Roland Barthes, elle a consacré au sémiologue un essai fervent Or ce fut le «Sur Racine» de Barthes qui inaugura, en 1963, l’ère féconde et batailleuse de la «Nouvelle critique». Parmi les figures importantes de ce mouvement, il y avait Jean-Pierre Richard, auteur de« littérature et sensation ». On aimerait avoir son exceptionnel talent pour évoquer le dernier livre de Chantal Thomas, « De sable et de neige », tant ce que repérait Richard, dans les œuvres littéraires, c’était « une expression des choix, des obsessions et des problèmes qui se situent au cœur de l’existence personnelle ». Autrement dit, l’expérience intime du monde, les traces anciennes, les impressions structurantes, qui finissent par se substituer au réel et, tout en s’attachant aux formes les plus modestes (ici, une pomme ou une aiguille de pin, le grain d’un sable, la texture d’un flocon), les transfigurent La vie devient une rêverie, qu’anime la recherche instinctive du bonheur. Arcachon, ses jetées, son curé Arcachon, ses jetées, son église Saint Ferdinand dont le curé à vélo, croisant l’adolescente vêtue d’un collant rouge, lui criait «Tu as les jambes du diable », le Bassin et ses passes si meurtrières, malgré Notre-Dame du Moulleau, les cabanes tchanquées, l’île aux oiseaux et la dune du Pilat, à laquelle le peintre bordelais Jean-Paul Alaux donna des airs japonais : non, les Girondins ne seront pas dépaysés. Pas plus que les lecteurs qui se rappellent « Souvenirs de la marée basse», hommage à une enfance sur des bords riants et à une mère qui aimait nager. Dans ce nouveau récit, la narration, fuyant la gravité, avec l’humour de la bonne éducation, et ce beau désordre qui est un effet de l’art, célèbre le père. Jeune, sportif, il travaille dans une usine malodorante vers laquelle l’enfant le voit partir tôt, tous les matins, renfrogné. Cet endroit, le langage de la petite fille l’agglutine en un substantif mystérieux: la «cellulosedupin ». Avec lui, Chantal va à la pêche, pique-nique le dimanche au Cap-Ferret ( des vagues !), fait du ski, dans la forêt pro chaine, sur des grépins, s’enchante, le 21 février 1956 (nous avons nos propres souvenirs), quand, en une seule nuit, la région est devenue blanche. Est-ce la gamine, est-ce l’adulte qui s’interroge sur le mutisme constitutif de ce père qui savait, comme personne, se taire. Se taire en famille, même «contre sa famille». Pudiques et déchirantes sont les pages consacrées à la disparition brutale d’un homme sans paroles, mort peut-être « de silence». Sommet pyrénéen Pour la future universitaire, la spécialiste du XVIII’ siècle qui convoque, sous les ciels atlantiques, Madame du Deffand et les natures mortes aux huîtres du temps des Lumières, l’école est un « recel de contrariétés aux variétés impressionnantes ». Parce que «ses codes n’ont rien à voir avec l’infini des plages de l’océan ni avec l’abri du Bassin » Les digues de l’écriture, alors, faisaient « un rempart aux messages de sable». Comme aux messages de neige, puisque après un épisode rustique qui fait penser à George Sand et aux « Misérables » (la narratrice en Cosette ), le sommet du texte est atteint dans une station d’hiver pyrénéenne. Sous la plume de la mémoire, les paysages, les ascensions, les descentes avec leurs chutes, comme dans la vie, s’y parent d’une grâce et d’une élégance rares, restituant toujours « l’éclat de l’instant». On voudrait ne pas trop peser sur le dernier chapitre, manière de postface. Chantal Thomas raconte un séjour à Kyoto, avec un ami dont quelques photographies très pures, mêlées à des documents familiaux, illustrent le livre( c’est le principe de la merveilleuse collection de Colette Fellous) Échos, anamnèses, signes, tous les fils d’une vie, les thèmes et les motifs d’une oeuvre, du Pilat au Japon, s’y nouent. Comme fait notre coeur.