Anne-Sophie- 28/06/2024

Plongée sombre et lumineuse dans l'univers des Quilombolas (Brésil)

Un sublime roman qui vous plongera au Brésil dans l’univers sombre, et pourtant lumineux, des Quilombolas, une des ces communautés africaines-américaines de paysans sans terre. Chronique d’un vrai coup de coeur ! « "Parlez !" a-t-elle dit, en menaçant de nous arracher la langue, sans se douter que l'une de ses petites-filles serrait déjà la sienne au creux de sa main. » C’est par un incipit d’une violence inouïe que nous plongeons dans l’univers d’Água Negra, une fazenda brésilienne où vit une communauté quilombolas. Profitant de l’inattention de leur grand-mère, ses deux petites filles, Bibiana et Belonísia, se précipitent dans sa chambre afin de découvrir le trésor que recèle la mystérieuse valise cachée sous le lit : enfoui sous une pile de vieux vêtements, elles découvrent un couteau « au manche couleur de nacre » dont elles ne peuvent s’empêcher de goûter la saveur. Pourquoi grand-mère Donana cache-t-elle ce couteau comme on cache un trésor ? Quel secret recèle-il ? Que signifie ce geste inaugural médusant ? De fait, la mutilation, en apparence saugrenue, est à l’image de l’univers cruel dans lequel évoluent les « travailleurs captifs » de la fazenda, esclaves qui, s’ils n’en portent plus le nom, en subissent tous les maux : oppression des maîtres, musèlement de la parole, violences masculines, etc. Le roman offre en ce sens une description révoltante du travail forcé et déshumanisant auquel ces communautés africaines-américaines sont soumises. Pourtant, à la violence et à l’invisibilisation systémiques dont le roman cerne différents contours, répondent les voix singulières de deux narratrices éblouissantes. Bibiana d’abord, puis Belonísia témoignent chacune à leur manière de la façon dont elles tentent de « conquérir la liberté qui leur est refusée depuis l’époque de leurs ancêtres » et de « faire enfin l’expérience de la vie » : est-ce que leur courage, leur détermination, mais aussi le pouvoir que leur offre la spiritualité, leur permettra de vaincre enfin l’oppression et de trouver une voie émancipatrice ? Que dire enfin du souffle poétique et mystique qui émane de l’oeuvre, à l’instar du souffle de « la vieille enchantée », dont la narration vient clore l’oeuvre ? Comme tous « ces esprits qui ont accompagné ce peuple depuis son arrivée d’Afrique », elle constitue la mémoire collective inconsciente d’une communauté inextricablement liée à la peur et à la souffrance, mais aussi attachée à une terre hostile qui l’a vue naître, grandir et mourir. Perpétuer cette mémoire, accepter que le passé ne nous quitte jamais, arborer enfin fièrement ses racines si douloureuses soient-elles, n’est-ce pas finalement devenir immortel ? Sublime.