Julien.Leclerc- 10/12/2021

Une éducation sentimentale au milieu des désillusions urbaines

Le premier roman de Salomé Kiner s’ouvre sur un constat, celui de la surprise de la vie. La narratrice, une adolescente, voit comment la vie d’une certaine Amanda a tourné. Là où celle-ci s’expose, la narratrice montre tout de suite qu’elle se cache, qu’elle dissimule ce qui pèse sur son quotidien. Ses parents, leur manque d’argent, le regard féroce des filles de son école… Tout l’encombre et lui pèse. La narratrice manque d’espace dans sa réalité. Alors elle explore toutes les sorties possibles et Salomé Kiner la suit, reste à ses côtés, ne loupant aucun ressenti de son protagoniste. L’adolescente suce des hommes dans leur voiture, sur un parking. Elle fait cela pour l’argent, en a conscience, ce qui n’amoindrit jamais la violence de ces mecs se pensant puissant pendant quelques minutes. Ils la violentent par les gestes, par les mots, là où ses « amies » la méprisent avec les mêmes moyens. L’adolescente n’est pas épargnée, s’accrochant à ses rêves, puis rapidement prisonnière d’une bulle de références médiatiques et commerciales. Face à ses parents qui divorcent et au délitement de la famille, elle se construit un autre monde de repères et de figures, qui progressivement s’impose à elle et devient sa grille de lecture. Elle existe par les marques qu’elle porte, brillant comme un chevalier exhibant ses armoiries. Les noms de marques, de stars du moment et les slogans ponctuent le récit. La narratrice se retrouve dans une autre sphère où l’argent et le sexe deviennent synonymes de liberté. Et ce qui anime la narration c’est le point de vue de cette adolescente. Elle n’est pas écrasée par tout cela. Elle survit par son esprit, un certain humour et cette distance est salvatrice, alimentant l’espoir plus que la tragédie. Au cœur de cette vie de banlieue, grise et soumise au marketing, elle poursuit son chemin et Salomé Kiner, par les nombreux événements de son roman, creuse des thématiques fortes (le rapport au corps, ce recours aux images publiques, l’importance de la justice) sans jamais s’éloigner des préoccupations et de ce que cogite son personnage. Le roman s’installe et se déploie dans l’esprit de cet être en construction sans pour autant user des artifices d’un roman d’apprentissage. C’est plus intime, plus caustique et plus éclairant sur le basculement du regard des êtres sur leur propre société. Au fur et à mesure du roman, c’est tout un monde qui apparaît, de parents qui n’ont plus de liens avec leurs enfants, d’une solidarité familiale affaiblie et de la persistance de l’amour réconfortant et libérateur. Là encore, sous la plume vive de Salomé Kiner, l’amour existe dans toutes ses dimensions : le désir, le fantasme, la force des sentiments et l’importance des codes sociaux pour construire une relation. À partir d’un parcours personnel, l’autrice compose une topographie sensible de la société, rappelant la portée de l’urbanisme sur l’épanouissement des êtres et leur possibilité à se lier au présent et à construire leur futur.