Beata Umubyeyi Mairesse a d’abord mis à distance son vécu de survivante du génocide des Tutsi par les Hutus en 1994 au Rwanda en utilisant l’écriture de la fiction dans les recueils de nouvelles « Ejo » (2015) et « Lézardes » (2017) puis dans son roman « Tous tes enfants dispersés » en 2019.
Dans « Ejo », elle nous racontait les histoires de Fébronie, Pélagie, Kansilda… sous forme de courtes nouvelles à travers le regard des femmes, dont beaucoup s’inspiraient d’histoires réelles. « Lézardes » est mis sous le signe de l’enfance et du conte, et le roman « Tous tes enfants dispersés » se déploie dans le regard de deux personnages féminins et d’un enfant.
Dans « Convoi », Beata avance en sautant le pas, en franchissant avec prudence un seuil psychologique et littéraire, en rédigeant le récit terrible des semaines vécues jusqu’à son sauvetage le 18 juin 1994. Ça n’est plus de la fiction, l’autrice enserre donc son précieux récit dans un écrin d’interrogations sur la possibilité même de ce récit : comment l’écrire, quels mots employer, comment faire entendre l’inaudible, face aux mots occidentaux (Rwanda, machette, génocide) qui simplifient une réalité complexe dans un contexte ou l’ethnicisation de la société rwandaise a été une construction coloniale et où le rôle de la France de l’époque dans le soutien au gouvernement hutu génocidaire est maintenant bien connu.
Beata Umubyeyi Mairesse s’appuie sur la littérature pour mettre en perspective son récit, évoque les grands textes de Imre Kertesz, de Charlotte Delbo, de Primo Levi et fait des liens entre le vécu des victimes du génocide rwandais et le vécu de celles de la Shoah. Elle s’appuie sur ses recherches dont elle fait le compte-rendu, ainsi que sur ses expériences de témoignages auprès des lycéens, s’interroge sur la manière dont les médias occidentaux ont rendu compte du génocide, et elle fait progressivement tomber des préjugés, pour remettre des mots et des idées à leur place. La réflexion sur l’écriture de son histoire pourrait prendre une allure de texte post-moderne, mais elle est justifiée par les difficultés qu’il y a l’écrire et à la faire entendre.
Et lorsque ce récit arrive, terrible, inouï, effrayant, récit dans lequel on découvre que la vie de Beata n’a plus d’une fois tenue qu’à un fil, le lecteur a ainsi été mis en condition pour mieux le penser, le comprendre, l’intégrer, l’accepter.
Beata Umubyeyi Mairesse nous ouvre les yeux, fait de nous de meilleurs lecteurs, nous donne les moyens de comprendre et pour cela, nous lui devons de la reconnaissance. Son livre est une étape cruciale dans la construction d’une grande œuvre littéraire pour notre temps.
Le convoi - Beata Umubyeyi Mairesse – Flammarion 2024
L'écriture de l'ineffable
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Le convoi : récit
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