« Cette raison universelle, pratique ou morale, ce déterminisme, ces catégories qui expliquent tout, ont de quoi faire rire l'homme honnête. Ils n'ont rien à voir avec l'esprit. Ils nient sa vérité profonde qui est d'être enchaîné. Dans cet univers indéchiffrable et limité, le destin de l'homme prend désormais son sens. Un peuple d'irrationnels s'est dressé et l'entoure jusqu'à sa fin dernière. Dans sa clairvoyance revenue et maintenant concertée, le sentiment de l'absurde s'éclaire et se précise. Je disais que le monde est absurde et j'allais trop vite. Ce monde en lui-même n'est pas raisonnable, c'est tout ce qu'on en peut dire. Mais ce qui est absurde, c'est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme. L'absurde dépend autant de
l'homme que du monde. Il est pour le moment leur seul lien. Il les scelle l'un à l'autre comme la haine seule peut river les êtres. » (p. 38-39)
« L’absurde n’ait de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. » (p. 46)
« (…) le sentiment de l'absurdité ne naît pas du simple examen d'un fait ou d'une impression mais [qu']il jaillit de la comparaison entre un état de fait et une certaine réalité, entre une action et le monde qui la dépasse. L'absurde est essentiellement un divorce. Il n'est ni dans l'un ni dans l'autre des éléments comparés. Il naît de leur confrontation. » (p. 50)
« L’absurde n’a de sens que dans la mesure où l’on n’y consent pas. » (p. 52)
« Vivre une expérience, un destin, c'est
l'accepter pleinement. Or on ne vivra pas ce
destin, le sachant absurde, si on ne fait pas
tout pour maintenir devant soi cet absurde
mis à jour par la conscience. Nier l'un des
termes de l'opposition dont il vit, c'est lui
échapper. Abolir la révolte consciente, c'est
éluder le problème. Le thème de la révolution permanente se transporte ainsi dans l’expérience individuelle. Vivre, c'est faire vivre l'absurde. Le faire vivre, c'est avant tout le regarder. » (p. 78)
« L'une des seules positions philosophiques cohérentes, c'est ainsi la révolte. Elle est un confrontement perpétuel de l'homme et de sa propre obscurité. Elle est exigence d'une impossible transparence. Elle remet le monde en question à chacune de ses secondes. De même que le danger fournit à l'homme l'irremplaçable occasion de la saisir, de même la révolte métaphysique étend la conscience tout le long de l'expérience. Elle est cette présence constante de l'homme à lui-même. Elle n'est pas aspiration, elle est sans espoir. Cette révolte n'est que l'assurance d'un destin écrasant, moins la résignation qui devrait l'accompagner. » (p. 78-79)
« Si je me persuade que cette vie n'a d'autre face que celle de l'absurde, si
j'éprouve que tout son équilibre tient à cette
perpétuelle opposition entre ma révolte consciente et l'obscurité où elle se débat, si j'admets que ma liberté n'a de sens que par
rapport à son destin limité, alors je dois dire
que ce qui compte n'est pas de vivre le mieux mais de vivre le plus. » (p. 86)
« Ne pas croire au sens profond des choses, c’est le propre de l’homme absurde. » (p. 102)
« Le saut sous toutes ses formes, la
précipitation dans le divin ou l'éternel, l'abandon aux illusions du quotidien ou de l'idée, tous ces écrans cachent l'absurde. » (p. 125)
« Dans cet univers, l'œuvre est alors la chance unique de maintenir sa conscience et d'en fixer les aventures. Créer, c'est vivre deux fois. » (p. 130)
« Pour l'homme absurde, il ne s'agit plus d'expliquer et de résoudre, mais d'éprouver et de décrire. Tout commence par l'indifférence clairvoyante. » (p. 131)
« Les grands romanciers sont des romanciers philosophes, c'est-à-dire le contraire d'écrivains à thèse. Ainsi Balzac, Sade, Melville, Stendhal, Dostoievski, Proust, Malraux, Kafka, pour n'en citer que quelques-uns. Mais justement le choix qu'ils ont fait d'écrire en images plutôt qu'en raisonnements est révélateur d'une certaine pensée qui leur est commune, persuadée de l'inutilité de tout principe d'explication et convaincue du message enseignant de l'apparence sensible. Ils considèrent l'œuvre à la fois comme une fin et un commencement. Elle est l'aboutissement
d'une philosophie souvent inexprimée, son
illustration et son couronnement. Mais elle
n'est complète que par les sous-entendus de cette philosophie. (…) Incapable de sublimer le réel, la pensée s'arrête à le mimer. Le roman dont il est question est l'instrument de cette connaissance à la fois relative et inépuisable, si semblable à celle de l'amour. De l'amour, la création romanesque a l'émerveillement initial et la rumination féconde. » (p. 137-138)
« Répétons-le. Rien de tout cela n'a de sens
réel. Sur le chemin de cette liberté, il est
encore un progrès à faire. Le dernier effort
pour ces esprits parents, créateur ou conquérant, est de savoir se libérer aussi de leurs entreprises. arriver à admettre que l'œuvre même, qu'elle soit conquête, amour ou création, peut ne pas être ; consommer ainsi l’inutilité profonde de toute vie individuelle. Cela même leur donne plus d'aisance dans la réalisation de cette œuvre, comme d'apercevoir l'absurdité de la vie les autorisait à s'y plonger avec tous les excès. » (p. 158)
« Par un paradoxe singulier mais evident, plus les aventures du personnage seront extraordinaires, et plus le naturel du récit se fera sensible : il est proportionnel à l'écart qu'on peut sentir entre l'étrangeté d'une vie d'homme et la simplicité avec quoi cet homme l'accepte. Il semble que ce naturel soit celui de Kafka. » (p. 172-173)
« C'est dans cette ambiguïté fondamentale
que réside le secret de Kafka. Ces perpétuels balancements entre le naturel et l'extraordinaire, l'individu et l'universel, le tragique et le quotidien, l'absurde et le logique se retrouvent à travers toute son
œuvre et lui donnent à la fois sa résonance et sa signification. Ce sont ces paradoxes qu'il faut énumérer, ces contradictions qu'il faut renforcer, pour comprendre l'œuvre absurde. » (p. 174)
« Le coeur humain a une fâcheuse tendance à appeler destin seulement ce qui l'écrase. Mais le bonheur aussi, à sa manière, est sans raison, puisqu'il est inévitable. L'homme moderne pourtant s'en attribue le mérite, quand il ne le méconnaît pas. » (p. 176)
« L’effet absurde est lié à un excès de logique. » (p. 177)
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