La popularité de ce livre sur Gleeph
Résumé
Extrait Préface Le merveilleux celtique Il ne faut point pénétrer dans le jardin merveilleux des contes populaires de notre Bretagne en conservant sur sa tête le chapeau de l’irrespect, en serrant sur soi le manteau noir de l’esprit critique et en traînant les pieds dans les bottines vernies du rationalisme. Chapeau bas, messeigneurs ! ou autant vaut faire demi-tour avant d’avoir franchi l’échalier. Dépouillez-vous donc de votre triste manteau et laissez-le au vestiaire, vous n’en respirerez que plus à l’aise. Et déchaussez-vous afin d’être vous mêmes jusqu’à la terre. Le patrimoine de contes et de légendes du peuple breton est parmi les plus riches qui soient, car il n’est guère de peuple sur terre qui ait autant d’imagination et de fantaisie que celui des Celtes. Nos vieux conteurs savaient broder à l’infini sur les thèmes traditionnels conservés dans leur mémoire. Je dois à la vérité de dire que ces thèmes n’étaient guère différents de ceux que l’on retrouve dans les contes populaires des autres régions de notre vieux continent. Il y a d’un bout à l’autre du monde indo-européen un fonds commun de mythes qui remonte à la nuit de la préhistoire. II serait vain de rechercher qui a copié qui. Tout provient de la même source commune plusieurs fois millénaire. Chez tous les peuples indo-européens, les mêmes motifs se sont transmis de génération en génération. Si le thème celtique des oreilles de cheval du roi Marc’h est, bien évidemment, identique au thème hellénique des oreilles d’âne du roi Midas et l’histoire de la voile noire de notre Yseult à celle de la voile noire du héros grec Thésée, il serait aussi absurde d’en déduire que les Grecs se sont emparés d’un vieux mythe celtique que d’aller soutenir que les Bretons ont copié un modèle grec. Mais chaque peuple a utilisé à sa manière les schémas originels et en a tiré un ensemble plus ou moins échevelé de contes et de légendes marqués de son génie propre. En Irlande, en Écosse, au pays de Galles, au Cornwall et en Armorique, l’imagination débordante des Celtes a fait fleurir une profusion à peu près inégalée de ces contes populaires et de ces légendes auxquels elle a imprimé une originalité et un charme extraordinaires. Au Moyen Âge déjà, les récits légendaires composant ce qu’on appelle la « matière » bretonne étaient réputés les plus merveilleux de tous. « Li contes de Bretaigne sont vains et plaisants » écrit un poète du xiiie siècle qui les compare à ceux de Rome, savants et « de sens apparent », et à ceux de France, réalistes. Ils pouvaient être aussi bien de longues sagas, comme les fameuses épopées des chevaliers de la Table ronde ou l’émouvant roman de Tristan et Yseult, le plus beau roman d’amour de tous les temps, que de courts poèmes finement ciselés, les « lais », dont certains ont été fort joliment traduits du breton en français par Marie de France. À ceux qui l’ignoreraient, il convient de préciser que cette Bretagne d’où proviennent les plus belles œuvres littéraires du haut Moyen Âge ne se limitait pas à notre seule Armorique, mais se composait de tout l’ensemble extrême-occidental peuplé de Bretons, à savoir le pays de Galles, le Cornwall, le Devon, la Bretagne armoricaine, l’Avranchin, le Choletais. Ces diverses régions, réparties de part et d’autre de la Manche, avaient les mêmes traditions, les mêmes institutions politiques, religieuses et sociales, possédaient une seule et même culture, une seule et même littérature. Ce qui était aux unes était aux autres. Néanmoins, des différences locales, aussi bien dans le florilège littéraire que dans la façon de parler la langue ou dans les structures de la société, apparurent peu à peu et allèrent en s’accentuant. Ce qui est transmis par tradition purement orale subit fatalement une évolution divergente. C’est pourquoi il existe de grandes dissemblances, malgré leur commune origine, entre, d’une part, les récits recueillis au xiie siècle au Cornwall et dans le Devon par des adaptateurs français et anglais, d’autre part, ceux qui ont été mis par écrit au pays de Galles du xie au xive siècles et, d’autre part enfin, ceux qui se sont transmis de bouche à oreille jusqu’à nos jours, dans le peuple, en Bretagne armoricaine. Car, jusqu’à une époque récente, la littérature de notre Bretagne est restée orale et populaire. Il y avait eu des bardes de cour auprès des rois de Bretagne et des grands seigneurs, jusqu’aux invasions des Vikings (xe siècle). Mais l’occupation normande a détruit nos institutions originales et a été fatale à la culture celtique des hautes classes de la société. Le patrimoine authentiquement breton n’a été conservé que par le peuple. De génération en génération, les paysans de chez nous se sont transmis le trésor ancestral de contes, de légendes, de récits mythiques, de traditions, en enjolivant au gré de leur fantaisie, en l’adaptant à leur propre univers, à leur temps, à leur façon de penser, et en modifiant parfois ce qu’ils ne comprenaient plus trop bien. Avant l’invasion des campagnes par la télévision, plus destructrice des cultures originales que les Vikings eux-mêmes, les veillées, dans les fermes, se passaient volontiers à écouter les contes narrés avec verve et un rien de malice par un domestique à la langue bien pendue ou par un klasker bara, un vieux mendiant venu demander asile pour la nuit. Le samedi soir, leur semaine de travail achevée, les jeunes gens aimaient se réunir au moulin pour entendre les histoires dont le sac du meunier était plein. Les gars fumaient leur pipe, assis qui sur les sacs de farine, qui sur le cadre des trémies, appelé justement ar gador (la chaise), et le maître des lieux y allait de ses récits, passant des potins de la paroisse dont il était le colporteur patenté aux contes savoureux qu’il avait fignolés dans sa tête pendant les heures d’oisiveté où il n’avait qu’à écouter tourner sa meule. Un autre fin conteur, spirituel, disert, mais ne se privant pas de médire de son prochain et ne perdant aucune occasion de raillerie, était le tailleur, sauf votre respect. Pendant qu’il poussait l’aiguille, assis les jambes croisées sur la paille de la grange, sa langue malicieuse allait bon train et il avait autour de lui un cercle d’admiratrices qui buvaient ses paroles. Les hommes le méprisaient trop pour lui accorder la moindre attention, mais la maîtresse, ses filles, les servantes négligeaient leur travail pour venir écouter son bavardage. Le répertoire de contes et de légendes des meuniers, des tailleurs, des mendiants et d’un bon nombre d’autres joyeux compagnons était inépuisable. Beaucoup de leurs récits, la plupart traditionnels mais quelques-uns sortis de l’imagination du conteur lui-même, ont été recueillis. J’en ai lu, « avec un plaisir extrême », une bonne centaine en breton et plus du double en français. Mais je suis bien loin encore de les connaître tous. Aux recueils qui ont été publiés (la plupart introuvables aujourd’hui, malheureusement) et dont la lecture m’a ravi, je ne ferai qu’un reproche, c’est de ne jamais donner une vue d’ensemble du patrimoine légendaire breton. Chacun d’eux présente en désordre un certain nombre de contes choisis au petit bonheur qui souvent appartiennent au même type et laissent croire au lecteur qu’il n’existe pas de légendes bretonnes en dehors de ce type. Il arrive aussi quelquefois que les récits publiés n’aient rien de traditionnel et ne puissent, par conséquent, donner une idée juste des contes populaires d’Armorique. C’est pourquoi j’ai pensé qu’il serait utile de rassembler dans un même ouvrage des contes et légendes bien typiques, bien traditionnels, relevant des genres les plus divers qui se partagent la faveur de notre peuple. Ainsi le lecteur aura-t-il du légendaire breton un panorama aussi large que possible. Je n’ai qu’un regret, c’est d’avoir été obligé de procéder à une sélection draconienne et de rejeter neuf sur dix des délicieuses histoires qui m’ont enchanté. Beaucoup de celles que j’ai laissées de côté sont aussi belles, parfois même plus, que celles que j’ai retenues. Il fallait bien choisir. Mon propos était de retenir les plus caractéristiques et, en même temps, de maintenir un certain équilibre entre les différents genres. Mais il est plus d’un conte ravissant que j’ai eu gros au cœur d’écarter et sans doute faudra-t-il qu’un jour ou l’autre je donne une suite au présent recueil. N’allez pas croire, cependant, parce que je vous présente à peu près classés les contes et légendes sortis de l’imagination des Bretons, que j’ai la prétention de faire œuvre de savant folkloriste. Je ne vous livre pas une étude sur la mythologie populaire de l’extrême Occident, avec notes et références. Je vous raconte tout simplement des histoires qui me plaisent parce qu’elles me plaisent et que j’espère que vous y prendrez plaisir aussi. Et je vous les raconte comme il me plaît. S’il m’arrive de broder, d’ajouter des détails qui me sont venus comme ça, Dieu sait pourquoi, ou de glisser dans un récit un épisode que j’ai puisé dans un autre, je ne trahis pas la tradition puisque tous les conteurs ont toujours procédé ainsi. Chacun est libre de raconter à sa manière les histoires qui appartiennent à tous. Ce qui seul importe est d’en respecter fidèlement l’esprit. Les contes et légendes du pays breton sont probablement les plus envoûtants, les plus merveilleux de tous parce que notre race reste la dernière dépositaire des plus anciennes traditions et aussi parce que, accrochée à son roc du bout du monde, elle vit, peine et meurt dans une atmosphère doucement voilée, ténue, à la frontière du réel et de l’irréel. S’il est faux de considérer la Bretagne comme la terre du passé, car elle est ardemment tournée vers l’avenir, il n’en est pas moins vrai que le passé y imprègne le présent et le fait flotter dans un halo intemporel. Hier c’est aujourd’hui et demain c’est hier. Les druides donnent la main aux spécialistes de l’électronique et les conducteurs de bulldozers sont les arrière-grands-pères des constructeurs de dolmens. Sa situation géographique a toujours préservé la péninsule armoricaine d’être un de ces lieux de passage d’où les peuples se chassent les uns les autres. Une civilisation nouvelle n’y balaie pas les précédentes mais s’y superpose. Notre peuple est riche de souvenirs millénaires. Nul autre n’est plus porté que lui au rêve, nul autre n’est plus imaginatif. L’univers, pour un Breton, est une forêt enchantée où l’on avance dans la pénombre à la rencontre du merveilleux. Les choses qui nous entourent ne sont pas pour nous des réalités objectives mais des signes, des manifestations de l’invisible. Il existe une filiation évidente entre les très anciens mythes celtiques, antérieurs au christianisme mais souvent christianisés par la suite, les légendes relatives à nos vieux saints hauts en couleur, plus ou moins héritiers des héros mythiques et des druides, les histoires de fées et de korrigans à travers lesquelles survit le monde surnaturel du paganisme, les récits de quêtes, d’exploits et d’aventures qui témoignent du même goût du merveilleux et tous les contes par lesquels les domestiques de ferme et les marins pêcheurs transcendaient leur condition, prenaient leur revanche contre la société en se voyant épouser des filles de roi ou tout au moins infliger de bonnes leçons à des châtelains pleins de morgue. Maintenant, imaginez-vous que vous êtes assis avec les gens de votre entourage, après souper, devant la grande cheminée de la ferme où pétille un feu d’ajonc. Le grand-père s’est installé frileusement dans l’âtre même, sur le petit banc à pieds inégaux. Les femmes filent la laine et le grand valet a entrepris de sculpter sa cuiller personnelle, en bois de buis, à manche pliant. Vous avez allumé votre pipe avec un tison, tiré quelques bouffées. Moi, je suis le klasker bara en haillons qui passait par là. J’ai fait à votre table une bonne ventrée de lard, de pain beurré et de bouillie d’avoine et vous venez de me prier poliment de m’asseoir à la place d’honneur, en face du grand-père. Alors je me suis raclé la gorge deux ou trois fois. Faites silence et pour bien me lire fermez à demi les paupières et ouvrez toutes grandes les oreilles. Vous voyez bien que j’ai quelque chose à vous raconter et que je suis prêt à commencer, dès que vous aurez tourné la page.