Victor Segalen : Oeuvres

Dans sa gloire en demi-jour, redécouvrir Victor Segalen, médecin, archéologue et poète. La publication de ses œuvres complètes, pour beaucoup, inédites, devrait y contribuer. Consultez le site de l’université Bordeaux II. Vous y apprendrez que le conseil d’administration de ce que nous appelions, dans notre jeunesse, la fac de médecine, après avoir adopté le nom de Victor Segalen, a décidé, en 2010, d’éloigner ce prestigieux patronyme, « préjudiciable surtout dans les publications scientifiques ». Sic. Il nous semblait que Victor Segalen était médecin, ethnologue et archéologue, bref, savant. Il faut dire que celui qui découvrit le plus ancien monument de pierre de l’Extrême-Orient–le cheval de Houo-K’iu-ping, daté de 117 avant notre ère –, qui nous en laissa une description, modèle de précision et d’objectivité, fut par ailleurs un considérable écrivain, un poète magistral, dont les revues n’hésitaient pas à publier les recherches. Trois livres liés à ses postes « Par ailleurs » ? Corrigeons-nous. Même les écrits «scientifiques» de l’ancien élève de Santé navale, à Bordeaux, se laissent peu à peu emporter par l’élan de lyrisme cosmique qui soulève, chez lui, sous des modes divers, proses et poèmes. Christian Doumet, éditeur des deux volumes qui paraissent dans La Pléiade, note que la création littéraire, pour l’auteur de « René Leys », consiste à « s’emparer du monde comme d’un grand corps, et l’ausculter ». La Pléiade, deux volumes : étonnant. On croyait l’œuvre du voyageur aussi mince que dense. Alors, reste à s’entendre sur le terme « œuvre ». De son vivant, le médecin de marine, mort de façon un peu énigmatique, dans sa Bretagne natale, à 41 ans, mort jeune comme ce Rimbaud chez qui le fascina le thème du double, ne publia que trois livres, tout liés à ses postes, à ses missions, entre la Polynésie et la Chine. « Les Immémoriaux », « Stèles » et «Peintures» connurent un retentissement modeste. Même ses écrits « scientifiques » se laissent peu à peu emporter par l’élan de lyrisme cosmique. Mais leur auteur, en 1918, un an avant de mourir, écrivait à sa femme, Yvonne : « J’ai trois drames, dix romans, quatre essais, deux théories du monde, une poétique, une exotique, une esthétique, un traité des Au-Delà, un répertoire général des choses inconnues, une vingtaine d’ouvrages inclassables, et quatre mille soixante-trois articles de deux cents à deux mille lignes à donner, avant de prendre ma vraie retraite. Après quoi je préparerai une édition entièrement contradictoire de mes œuvres-afin que l’on puisse choisir. » Ironie et humour Les commentateurs, les admirateurs, les spécialistes fervents, avaient peut-être, jusqu’à cette publication où les inédits ont la part belle, mésestimé la place de l’humour, de l’ironie, de la parodie, dans des textes dont ils retenaient surtout la dimension mystérieuse et sacrée, l’intelligence visionnaire des objets et des chants antiques. En vérité Segalen était un compulsif de la plume. Écrits préparatoires ou documentaires, journaux, recueils inachevés, repris, de nouveau abandonnés, projets apparemment menés à bien, mais délaissés: le lecteur est conduit à se demander si ce poète aspirait vraiment à être lu, autrement qu’à voix haute, dans la chaleur mallarméenne d’un cercle familier. Exotisme littéraire renouvelé Et chacun devra revoir l’idée qu’il se fait d’une « œuvre ». Unité et disparate caractérisent la vingtaine de titres que propose La Pléiade. Parmi ceux qui étaient connus, plus qu’à l’inspiration chinoise, aux fragments lapidaires et cryptés de « Stèles », aux images de «Peintures» où le langage devient rouleaux de soie, notre préférence va à ce prodigieux roman, prolongeant un essai sur Gauguin, qui déplore la disparition des croyances, des cérémonies, des contes, des plaisirs d’une vie naturellement sensuelle, dans des îles étouffées par l’arrivée des hommes blêmes,«au nouveau parler».«Les Immémoriaux », plaidoyer, épopée, renouvellent l’exotisme en littérature. Et puis, parmi nos émerveillements, la première des«Odes», interpellation du « vent des Royaumes, » quelques quatrains qui résument la quête d’un mystique (farouchement anticatholique) hanté par l’invisible, l’indicible, l’inouï.