Politiques de l'ignorance

Politiques de l’ignorance, déconstruit l’idée reçue selon laquelle l’ignorance est simplement une absence de connaissance. L’ouvrage montre qu’elle est souvent le produit de luttes sociales, culturelles, et politiques, et qu’elle sert les intérêts des groupes dominants en érigant leurs savoirs en normes de vérité. Ce livre explore les mécanismes complexes par lesquels ces savoirs deviennent des dogmes, créant ainsi des formes d’ignorance qui invisibilisent les corps et les voix des groupes subalternes. L’ignorance devient ici un analyseur des phénomènes sociaux et politiques, permettant de comprendre les inégalités structurelles qui traversent nos sociétés contemporaines. L’ouvrage s’appuie sur l’agnotologie, l’étude de l’ignorance, pour révéler comment des industriels, en collaboration avec des acteurs scientifiques, administratifs, et médiatiques, ont développé des techniques sophistiquées pour retarder l’adoption de régulations. Ces acteurs exploitent les incertitudes inhérentes à la recherche scientifique, demandant des niveaux de preuve élevés avant d’agir, ou utilisant des mécanismes de diversion. Ce phénomène n’est pas limité à quelques grands secteurs industriels comme le tabac ou les hydrocarbures, mais s’étend à toute la société, influençant la structuration des connaissances et légitimant l’inaction publique sur de nombreux fronts. Le livre se distingue par son approche qualitative, qui dépasse les analyses individuelles et stratégiques de l’ignorance pour se concentrer sur ses dimensions sociologiques, politiques, et structurelles. Par exemple, lors du premier chapitre « sociologie de l’ignorance et de la science non faite » de David J. Hess aborde la “science non faite”, ces recherches qui ne sont pas menées ou sont insuffisamment explorées en raison des inégalités d’accès aux espaces scientifiques et publics. Ce manque de recherche, souvent déterminé par le soutien financier de puissants agents, est particulièrement problématique dans le cadre des mobilisations sociales et des mouvements d’action collective. La “science non faite” illustre comment l’ignorance est produite de manière stratégique, mais aussi à travers des formes plus subtiles de pouvoir symbolique qui influencent les préférences des chercheurs et les orientations des thèmes de recherche. Un autre aspect important du livre est la coproduction de connaissances et d’ignorances autour des corps des femmes. Ilana Löwy montre comment, à travers un mélange d’attentions sélectives, de négligence, et de diffusion délibérée de contre-vérités, la biologie et la médecine ont contribué à produire une ignorance des corps féminins. Le patriarcat a systématiquement délégitimé certaines expériences et symptômes, particulièrement ceux des femmes de couleur ou migrantes, en les excluant de la définition des questions scientifiques “légitimes”. Cette analyse est renforcée par l’exemple des inégalités sociales de santé exacerbées pendant la crise du Covid-19, où l’ignorance préexistante sur les risques encourus par certaines professions et sous-groupes de la population a persisté, renforçant les inégalités. Le livre aborde également la pollution au chlordécone dans les Antilles françaises comme un exemple de l’ignorance coloniale. Cette pollution, aux conséquences sanitaires, environnementales, et socio-économiques dramatiques, est le résultat d’un “habiter colonial”; une manière violente d’exploiter les terres et les corps des populations colonisées. Malcom Ferdinand et Nathalie Jas soulignent comment l’occultation de cette réalité par les administrations et les acteurs politiques et économiques dominants est une manifestation supplémentaire de l’ignorance coloniale. Aussi, l’ouvrage explore les liens entre surproduction, pollution, et ignorance, notamment à travers la critique de l’économie circulaire et du recyclage. Soraya Boudia et Baptiste Monsaingeon montrent que ces discours contemporains occultent les problèmes structurels liés à la surproduction capitaliste, dissimulant les traces du caractère insoutenable de nos systèmes de production et de consommation. Le recyclage, présenté comme une solution aux problèmes environnementaux, contribue en réalité à perpétuer une forme de déni face à ces enjeux, reléguant au second plan les causes profondes des déchets et de la pollution. Malgré ses qualités indéniables, Politiques de l’ignorance laisse néanmoins le lecteur sur sa faim. Le livre, bien que riche et dense, aurait mérité un développement plus approfondi sur certains points cruciaux. On regrette également son cadre d’analyse trop centré sur l’Occident, alors qu’une perspective plus globale aurait pu enrichir les réflexions proposées. Enfin, l’absence d’une conclusion synthétique récapitulant les enjeux soulevés tout au long des chapitres affaiblit quelque peu l’impact de l’ouvrage. Nonobstant, malgré ces réserves, Politiques de l’ignorance demeure une lecture incontournable pour qui veut comprendre les dynamiques contemporaines de l’ignorance et leurs effets pernicieux sur nos sociétés.