Agent secret

Philippe Sollers se retourne vers son enfance bordelaise et recense les rencontres, les lieux, les admirations, et les bonheurs d’une vie. Superbe. La collection Traits et portraits, a pour principe le dialogue. Elle met en rapport un texte à caractère autobiographique et des images, évitant, grâce à une sélection et une répartition subtiles, la redondance, la paraphrase. Il faut croire que ce parti - contrairement à l’idée répandue qu’une illustration affaiblit toujours l’écrit - n’est pas sans fécondité. Considérez la liste des auteurs qui se sont pliés aux exigences d’un tel genre : Le Clézio, J.-B.Pontalis, Roger Grenier, d’autres, et tout récemment Chantal Thomas. Ils ont publié, à cette enseigne, leur meilleur livre. Nulle surprise donc si Philippe Sollers, qui signa en 1985 un “Portrait du joueur”, dont maints échos se retrouvent au fil de cet “Agent secret”, excelle dans un divertissement se faisant, avec lui, tout emportement, allégresse, bonds en avant, quitte à se lester parfois de gravité. Nimbée de poudre d’or Chacun sait que l’histoire du jeune PhilippeJoyaux (“joie, Joyaux, la joie avant tout”) commence à Bordeaux. Plus exactement dans sa proche banlieue, Talence. Avec deux maisons, deux frères ayant épousé deux sœurs, une usine de ferblanterie, et un grand jardin où un enfant asthmatique apprend à rêver. L’asthme, comme Proust. À propos de ses livres, l’écrivain note : “Tout à l’oreille et au souffle, là où j’ai été le plus affecté.” Prépondérants sont donc la musique et la respiration, la mélodie et rythme, d’une rare harmonie dans ce dernier ouvrage. Le moins que l’on puisse dire est que la famille Joyaux n’appartient pas à l’espèce haïe de Gide, aux “foyers clos”, aux “portes refermées”. Il s’agit d’y apprendre les bonnes manières (quelques mauvaises aussi), mais surtout la liberté. Le père est sceptique et doux, la mère est belle. Son fort caractère se sent à l’étroit dans le milieu bourgeois bordelais. La tante Laure ne manque pas de charme et l’amie anglaise, Violet, est espionne. À la barbe des Allemands, tous écoutent Radio Londres. Le lecteur a déjà rencontré ces personnages, même la domestique espagnole, héroïne d’“Une Curieuse solitude”, qui initie l’adolescent aux choses du sexe (il retiendra les leçons). Comme le reste de l’entourage, elle figure dans ces pages sous un jour moins romancé (“J’essaye d’être le plus précis”). D’évidence, elle était bien jolie. Effet de l’art, effet de l’âge ? Sollers nimbe cette jeunesse provinciale de poudre d’or. Pas de Gide, encore moins chez Mauriac. En ce temps-là, tout était “magique”, “enchanté“, qualificatifs sans cesse repris. Cette féerie a un cadre, l’Aquitaine, territoire de haute culture et d’exceptionnel savoir-vivre. Montaigne, Montesquieu, un breuvage unique : “On me dit qu’il y a d’autres vins, en Bourgogne par exemple, j’en doute.” L’expérience de la région - la vigne, les fleuves, la nature, le sentiment amoureux - n’a pas de plus magnifique expression que le poème d’Hölderlin, “Souvenir”, où “les femmes brunes marchent sur le sol de soie”. Un destin ainsi composé L’auteur ne craint pas de citer in extenso l’onction baptismale dont Mauriac fit bénéficier son premier livre (il est plus ingrat avec Aragon). De même qu’il n’hésite pas à reproduire une des admirables lettres de Dominique Rolin, à qui le lia une passion profonde, l’amour “dans toute sa fleur et ses parfums”. Julia Kristeva, épouse légitime et “excellent psychanalyste”, occupe une place plutôt discrète dans ce récit d’une vie. Quelques photos. Pudeur respect ? La narration, au pas de course, sans s’attarder, sans s’attendrir, récapitule les rencontres, les évènements, les détails, les regroupements qui, dans le rétroviseur et sous la plume, semblent perdre leur statut aléatoire et composer un destin. Voici Barthes et Lacan. Voici Mao jadis admiré : aucun regret, aucun “mea culpa”, d’ailleurs ce n’est pas l’ordre du jour. Les lieux aimés et si souvent célébrés réapparaissent dans leur splendeur, parfois discrète (Ré), parfois profuse (Venise où s’unissent “le lieu et la formule”). Il peut y avoir à Paris, des trajets, des chambres, des jardins, des secrets. n’oublions pas que l’auteur, épris de singularité, de clandestinité, de masques, est leur “argent”. Nous, on se plaît à écouter les commentaires sur Manet ou Poussin, sur Baudelaire ou Rimbaud, sur Nietzsche. Mais notre cœur se serre en découvrant les lignes qui évoquent, avec réserve et dignité, sous une lumière venue de l’âme, David, le fils, qui “a des problèmes de santé“.