Le Paquebot immobile

- S'il vous plaît, demanda Servadac, plus rugueux que jamais, nous n'accéderons à aucune solution si vous ne choisissez pas un interlocuteur pour que nous puissions discuter. Cette simple question suscita un immense remous dans la foule, suivi de pourparlers intenses, d'une extrême virulence. Un observateur impartial aurait pu penser que cette manifestation allait déclencher une bagarre générale. Il n'en fut rien. Peu à peu, les Piloufaciens se calmèrent. Tous se rassirent, sauf un. L'homme, de forte corpulence, aux yeux clairs, au crâne chauve, barbu neigeux dont la pilosité était divisée en deux parties, se dirigea d'un pas paisible vers la délégation, extirpa une pièce ronde en nickel de la poche ventrale de son gilet rouge. Il la fit sauter en l'air de la main gauche, la recueillit dans sa paume, l'examina, puis présenta entre deux doigts une des faces à l'assemblée. Non y était inscrit. Immédiatement après, les Piloufaciens se levèrent, quittèrent lentement la place d'un mouvement solidaire. Septième continent construit avec les matériaux de l'île-poubelle, plastiques agglomérés, déchets de l'humanité, voilà le Paquebot immobile. Une utopie libertaire créée à force d'imagination par des anarchistes, des pacifistes lassés des turpitudes du monde. Des décennies après la naissance du Paquebot, Robur, le guide spirituel, disparaît. Paquiennes et Paquiens, amollis par le bonheur, minés par les dérives de communautés loufoques, Végéludes, Athéoristes, Piloufaciens, se laissent séduire par un gourou délirant, Pairubus. Mais face à la tyrannie mortifère qu'il instaure, la résistance s'organise à travers le continent fracturé. Courses-poursuites dans un monde aux décors fantasques doté d'une myriade d'innovations technologiques, coups du sort, mégalomanie, trahison, tout conspire à de fiévreux rebondissements. Philippe Curval s'amuse et surprend sans cesse par un récit foisonnant d'idées nouvelles ou détournées, un roman au rythme diabolique dans lequel il ressuscite un genre oublié : la sotie, une forme de satire médiévale où toutes les sociétés sont composées de fous.