Jours anciens

Sans nostalgie mais pas sans émotion, l’historien raconte comment il a grandi en banlieue parisienne au début de la IVe République. Que reste t-il du passé ? L’historien qui se penche sur le sien a le pouvoir de le replacer dans son contexte. C’est le cas de Michel Winock dont les « Jours anciens » – ceux de l’enfance, de l’adolescence et de l’entrée dans la vie adulte – composent un nouveau ré- cit familial (1) d’une grande fraîcheur et qui témoigne, avec le recul, de la métamorphose que la France a vécue depuis les an- nées 1940-1950. Né sous le Front populaire, écolier à la Libé- ration, et perdant alors son père et son frère aîné morts de la tuberculose, l’auteur n’a pas grandi en ville ou à la campagne mais à Arcueil, en banlieue parisienne. Ni enfant de la bourgeoisie ni fils de paysan, il vient de la classe moyenne laborieuse dont certains rejetons ont conquis des positions sociales inespérées grâce à la méritocratie républicaine. Le petit Michel eut deux chances : avoir été poussé par un frère aîné moins chanceux à poursuivre ses études ; et avoir vécu près d’un lycée – Lakanal à Sceaux – à une époque où ils étaient rares et où la plupart des élèves s’arrêtaient au certificat d’études. Pas d’eau chaude, WC à l’étage Issu d’une famille catholique et nombreuse, il raconte ce temps où les enfants dormaient dans la même chambre, jouaient dans la rue et dans les terrains vagues ; où l’écrasante majorité des foyers n’avaient ni eau chaude, ni WC intérieur ni bien sûr la télévision ; où les résultats de l’étape quotidienne du Tour de France étaient placardés sur la vitrine du marchand de cycles ; où on n’allait pas d’Arcueil à Paris en RER mais par « la ligne de Sceaux » ; où l’Église catholique partageait avec le Parti communiste l’in- fluence sur les âmes, les vocations et les votes. On dit que les trente années qui séparent la Libération de la mort de Georges Pompidou furent « glorieuses ». La vérité est qu’avant 1960, la France ressemblait encore beaucoup à celle du début du siècle. La banlieue que décrit Winock n’est pas celle des grands ensembles et des premiers équipements ménagers. Elle sent encore la re- construction de l’immédiat après-guerre. Comme la province, elle vit de petits métiers et devant les pavillons et les ateliers passent toujours des chevaux attelés dont des gamins ramassent le crottin pour fumer le jardin familial. Lendemains qui chantent Mais cette France en blouse grise croit aux lendemains qui chantent, un air que le PCF, au faîte de sa puissance, n’est pas seul à entonner. L’espérance est aussi diffusée par une religion populaire omniprésente dont l’auteur, passé par le scoutisme, se détachera après ses 20 ans mais dont il reconnaît avec gratitude le legs éducatif et spirituel. Embarqué dans de longues études, il évoque le sinueux parcours qui va le mener à choisir l’histoire. Il raconte aussi son éveil à la citoyenneté et à la politique dans un temps de passions idéologiques bien plus prononcées qu’aujourd’hui. Pour l’adolescent, l’engagement prend pour repère la haute figure de Mendès France. Et se structure autour des premiers déchirements de la guerre d’Algérie, grande affaire de sa génération, contre laquelle il s’insurge. On est touché par le regard ému et distancié que Winock porte, un demi-siècle plus tard, sur une France dont les pavés ont été totalement recouverts par l’asphalte de notre modernité. Sa trace ne reste-t-elle vivante que dans la mémoire des octogénaires ? En lisant « Jours anciens », on se plaît à croire que beaucoup du monde actuel vit toujours de l’héritage de ce pays-là.