Dictionnaire amoureux de Montaigne

Il revenait à un philosophe féru des Antiques, André Comte-Sponville, de proclamer son admiration pour l’auteur des « Essais » dans son « Dictionnaire amoureux ». Notre époque aime Montaigne. Sa souplesse, son humilité malicieuse, son indifférence religieuse, sa tolérance pour les différences, son refus des systèmes et des idéologies (qui peut-être en est une ?), son goût affirmé du bonheur en des temps troublés, son esprit ondoyant, son égotisme tranquille, son relativisme : tout cela « colle » admirablement avec le scepticisme ambiant mais aussi la volonté sincère des contemporains de cultiver le « connais-toi toi-même » avec un capitaine de route qui leur semble autrement plus proche que Socrate. Cette proximité avec Montaigne, André Comte-Sponville la met en exergue de la façon la plus personnelle. Quel autre « Dictionnaire amoureux » le philosophe épris de sagesse antique qu’il est aurait-il pu écrire que celui-ci ? Pour un peu, on croit entendre le « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » adressé par Montaigne à son cher camarade Étienne de La Boétie. Ce livre ne devrait-il pas être rebaptisé « Dictionnaire amical », au sens où Montaigne l’eut entendu, lui qui plaçait la douce chaleur de l’amitié au-dessus des âpres feux de l’amour ? Oui, Comte-Sponville célèbre son amitié pour l’auteur des « Essais », sans pour autant oublier de le discuter. Sur l’amitié justement, n’y a-t-il pas un peu de théâtre dans la façon dont Montaigne met en scène ce lien indéfectible, et pourtant bref (cinq ans), avec l’auteur du « Discours de la servitude volontaire » ? « Cette amitié exemplaire me laisse plus perplexe qu’en- vieux : trop de vertu, de sérieux, d’idéalisme », avoue le philosophe. Et si peu d’anecdotes vécues. Il est vrai que « Les Essais » n’ont pas pour but de raconter un homme mais de le peindre. Montaigne contre Pascal Et sur ce plan, Montaigne est imbattable ! Pour rabattre l’orgueil humain, il n’a pas son pareil, allant jusqu’à rendre justice aux excréments du rappel quotidien qu’ils font de notre condition. Et cette capacité à décrire « la misère de l’homme » fascinait Pascal dont l’auteur mentionne l’admiration qu’il portait au Bordelais, au point que bien des pages des « Pensées » sont, exemples à l’appui, un génial plagiat des « Essais ». Dans ce match au sommet, le philosophe prend évidemment parti pour Montaigne contre la foi brûlante de Pascal. Mais sans omettre de préciser que ce dernier n’a pas tout à fait tort de reprocher à Montaigne, par son oubli calculé de la « dignité de l’homme », de risquer de pousser celui-ci au désespoir. S’il n’est pas un maître d’espérance, au moins Montaigne l’est-il de sagesse humble et praticable, dont Comte-Sponville, en philosophe, explore magistralement les subtilités, dans un style qui, mais cela doit-il nous sur- prendre, finit par ressembler à celui de son modèle.