Le sublime testament amoureux d’un éleveur islandais
Le 23/12/2023
Au crépuscule de sa vie, Bjarni, un éleveur de brebis islandais, écrit une longue lettre-confession à la défunte Helga. C’est l’occasion pour lui de revenir sur une histoire d’un amour incommensurable mais inassouvi avec cette femme dont le nom sensuel « caresse la gencive avant d’entrouvrir la bouche », cette femme qui est « la seule religion qu’il ait jamais eue », cette femme qui, alors qu’il était marié, n’a cessé d’obséder ses pensées toute sa vie durant.
Quoiqu’en pense Bjarni, sa lettre ne ressemble en rien au griffonnage d’un vieillard sénile et j’ai été profondément émue par le texte de ce fermier qui se fait tour à tour croqueur affûté d’une société islandaise en pleine métamorphose, philosophe et poète.
Sous l’oeil acéré du peintre, on découvre tout d’abord le portrait d’une société islandaise ancestrale qui se laisse peu à peu séduire par les sirènes du capitalisme. Si Bjarni évoque avec nostalgie et parfois une note de tendresse les us et coutumes qui ont permis aux habitants de s’accommoder de l’âpreté du climat, c’est pour mieux dénoncer un monde en pleine transition, renonçant à une vie authentique et au plus près de la nature, et par là « tournant le dos à (son) histoire ». On comprend alors la teneur du dilemme qui a longtemps tiraillé le narrateur : s’installer avec Helga à Reykjavik, et renoncer à sa vie de fermier dans ses terres islandaises qui l’ont vu naître, risquer de « dépérir » et d’épuiser « ses forces vitales » ? Ou bien « vivre à côté de sa vie » en renonçant à « la seule religion qu’il ait jamais eue » ?
Ce choix cornélien offre au vieillard l’occasion de réfléchir à ce qui donne sens à l’existence humaine : à l’image d’un Sisyphe contraint de « hisser une lourde pierre pour la voir dégringoler et commencer à la coltiner », il lui préfère celle de l’humain qui « transbahute des pierres sur les hauteurs pour les caler solidement au sommet et en entasser d’autres tout autour en un beau cairn qui servirait de point de repère ». Loin d’enfermer l’humain dans sa condition tragique, cette formule empreinte de sagesse populaire invite alors à méditer sur nos actions du quotidien, à les reconsidérer comme autant de pierres nécessaires à l’édifice d’une vie.
C’est enfin par le poète aux accents baudelairiens qu’on se laisse happer quand Bjarni imagine que « son esprit a, comme l’oiseau, essayé de prendre son envol pour échapper au quotidien laborieux de sa vie terrestre et qu’il a, tout comme lui, tenté de planer dans le ciel des poètes à la faveur de ses écrits indigents. » Par l’écriture, le talentueux Bergsveinn Birgisson transfigure ainsi ce qui pourrait n’être que la narration d’une banale histoire d’amour avortée en sublime roman épistolaire.
Le sublime testament amoureux d’un éleveur islandais
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