Aude Bouquine- 14/11/2021

Céline Denjean est désormais incontournable dans le cercle des auteurs du noir.

Je referme le dernier roman de Céline Denjean et les premiers mots qui me viennent à l’esprit sont : précision, justesse et exactitude. Comme pour « Le Cheptel » ou « Double Amnésie » son précédent roman, l’auteur nous livre un thriller au carré, soucieuse du détail, attentive à la recherche stylistique sans verser dans la lourdeur du phrasé, obnubilée par la précision des mots, l’implacabilité de l’intrigue, l’exigence dans la psychologie des personnages et leur devenir. Deux enquêtes sont menées de front. L’une par Urbain Malot dit le zèbre concerne le meurtre d’une femme de ménage, la cavale d’une autre et le suicide présumé de Thomas Andrieu, fils du ministre des Finances. L’autre est conduite par Eloïse Bouquet (voir « Le cheptel ») qui enquête sur le meurtre sauvage de Céline Servat, microbiologiste, tout en poursuivant également sa quête pour retrouver Anne Poey, la criminelle qui lui a échappé quelques années plus tôt. Si vous n’avez pas lu « Le Cheptel », je vous en recommande vivement la lecture pour le plaisir d’enchaîner les deux. Si tel n’est pas le cas, soyez sans crainte, vous suivrez l’intrigue sans problème et serez très peu spoliés. Dans « Le cercle des mensonges », Céline Denjean alterne des chapitres courts en passant d’une enquête à l’autre. Cela confère beaucoup de rythme au récit et c’est une construction que j’affectionne particulièrement lorsqu’elle est bien menée. Cela veut dire qu’une enquête ne doit pas prendre l’ascendant sur l’autre, et que le moment où elles se rejoignent doit être parfaitement amené, presque sans que le lecteur s’en aperçoive, un peu comme si cette nouvelle dynamique était normale. Cerise sur le gâteau, l’auteur insère de temps en temps des chapitres intitulés « songes » qui donnent une voix à un personnage particulier. À travers lui, le lecteur a l’immense avantage de toujours avoir plusieurs coups d’avance sur l’enquête, puisque comme une confidence murmurée à l’oreille, il reçoit des indices que les enquêteurs n’ont pas encore. Puis, toute la maestria consiste à analyser comment Céline Denjean s’y prend pour que ces protagonistes prennent les bonnes décisions et parviennent aux bonnes déductions. L’ensemble doit être fluide, sans temps mort, sans accroche, porté par des personnages magnétiques et attachants, soit dans leurs tempéraments, soit dans leurs failles. Ici, comme dans ses précédents récits, les personnages portent le roman, mais les enquêtes restent absolument passionnantes. J’aime la précision de l’écriture de Céline, sa ténacité à respecter les procédures pour rendre l’histoire crédible et son souci du détail. Par exemple, je ne sais pas combien j’ai lu de thrillers/polars/romans noirs depuis que je suis lectrice, mais jamais personne n’a cité le « Nomogramme de Henssge », méthode utilisée pour estimer l’heure de la mort en fonction de différents critères. La rigueur de Céline Denjean est celle-là ! Il devient difficile, pour moi en tout cas, de lire un simple thriller où il n’est question que d’un crime, d’une enquête et de la résolution de cette enquête. Si c’est certes divertissant, il me manque quelque chose d’essentiel : l’approche d’une thématique sociétale, un sujet qui interroge et fait réfléchir, des enjeux qui pèseraient sur notre futur. Céline vous en dit plus sur la manière dont elle a construit « Le cercle des mensonges » grâce au flash code que vous trouverez sur l’intérieur de la couverture (dernière page). Elle précise comment la fiction dépasse parfois la réalité en se mélangeant dans ce monde qui souvent déraille. Visionnaire ? Vous verrez que certains évènements vont vous sembler bien familiers et que les conséquences de ces évènements méritent qu’on s’y attarde quelques instants. « Le malheur des uns fait le bonheur des autres. » n’a jamais sonné aussi juste… J’ai aimé sa conception objective de l’être humain, capable de jouer à l’apprenti sorcier, susceptible d’orchestrer le pire pour satisfaire ses plus bas instincts, sa propension à contextualiser les progrès de la science au regard de nos connaissances actuelles. Elle développe très bien les aspects éthiques, moraux et les luttes de pouvoir de notre société. « Il y a quelque part au-dessus de nous des intouchables que nos institutions républicaines protègent, des hommes qui peuvent tout se permettre. Leurs méthodes sont abjectes, leurs desseins bien obscurs, et leur pouvoir est quasi illimité… Et quand toi, minuscule maillon défenseur des valeurs que consacre notre Constitution, tu te heurtes à ce genre de salopards invisibles et insaisissables, tu prends conscience de l’étendue de ton impuissance… Et subitement, tout ce en quoi tu crois, tout ce qui fonde ton inscription au monde est profondément ébranlé… » Si vous acceptez l’idée de devenir le cobaye de Céline Denjean, vous verrez que vous deviendrez plus exigeants, plus pointilleux, plus perfectionnistes aussi. On peut l’imaginer capable de modifier notre ADN de lecteur pour nous encourager à exiger plus, à réclamer mieux, à prétendre à plus de fond et de forme. Je ne vous donne ici que mon humble avis : Céline a gagné ses lettres de noblesse d’auteur du noir et fait partie du cercle des grands auteurs féminins du genre. Lisez-la !