À travers 14 récits, l’auteure place ses lecteurs à la frontière entre littérature et réalité. Ce sont aussi de jolis portraits de femmes
Hélène Frappat a une obsession pour les phrases. Les premières phrases, comme celle de « Jane Eyre»:« Il était impossible de sortir ce jour-là». Les phrases qui frappent « Le mont Fuji n’existe pas», énigmatique locution qui fait office de titre, introduit par« Heureusement que je ne suis pas un écrivain américain ( ... )» une enfilade de récits sinueux comme un fleuve, sinueux dans le temps, dans l’espace de ses souvenirs. Quatorze courts textes qui mettent en scène quelques amants non nommés et, surtout, des personnages de femmes. Ada, Lidia, Béatrice, Bérangère, Valéria .. Héroïnes éphémères et involontaires de ces fragments de vie, ordinaires ou pas. La narratrice, pointant la singularité de tout destin, donne du pittoresque à chacune. Hélène Frappat revendique un« brain porn », une invitation à entrer dans sa tête pour cheminer au côté de ses pensées secrètes au fil d’évocations fugaces qui charrient ses propres émotions et transforment des rencontres en rapports abstraits.
Rien à voir avec la folie gothique et vertigineuse de «LadyHunt», jeune femme obsédée par la crainte d’être atteinte de la chorée de Huntington, rien à voir non plus avec son hypnotisant « Le Dernier Fleuve », royaume détaché des lieux et du temps peuplé de femmes étranges, gorgones ou poissons, où folâtraient deux enfants solitaires soumis joyeusement au batillage.
Par effraction
Non, cet inventaire de personnages se lit avec perplexité- ce qui est aussi le sentiment de l’auteur-, en écoutant Art Pepper et son «The Trip»ou Joni Mitchell, en lorgnant du côté des films de Roberto Rossellin, des extravagances de Jules Verne ou des bizarreries de Stephen King. Non, rien de baroque, rien de sauvage ni de mystérieux chez Delphine, cliente mystère des compagnies aériennes; chez Ada, nonne laïque que belle comme une héroïne de Truffaut; Bérangère, dont la mère a été assassinée par son père; Lidia, apeurée par les représentations de Jésus . . Une grande claque à tous les imaginaires de l’enfance qui tombent en poussière à l’âge adulte. Pour, rassurons-nous, être remplacés par d’autres.
Hélène Frappat raconte comment elle s’approprie la vie des autres, pour en faire la matière de son livre, de la même façon qu’elle hante virtuellement ces maisons croisées, rêvées, une cuisine où elle pénètre par l’effraction d’un regard, depuis le métro, une bicoque dans le Perche, qui plonge en miroir dans l’Huisne avec un chat accroché à son mur de pierre (il ya quelques chats, dans ces 14 récits).
Les scènes fortes alternent avec les moments doux; toujours très visuels- Frappat est aussi spécialiste du cinéma, notamment de la Nouvelle Vague - mais rien n’apparaît comme anodin. On dirait que l’auteure nous explique comment du regard de l’écrivain naît un désir de fiction. Hélène Frappat, qui « retourne chaque été sur une île au sable noir», termine ce curieux voyage en elle-même, mais en notre compagnie, par une scène troublante :le jour où Maria Grazia avec qui elle se promène se fond en un potentiel personnage. Voilà comment ce «mont Fuji» a littéralement accueilli de vraies personnes. Personne n’est à l’abri de pénétrer ainsi à son insu dans un roman...
La ténacité du vrai
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