Anne-Sophie- 22/03/2024

Un hymne à la liberté et à la tolérance !

« Pensez vos propres pensées, non les miennes ! Vivez votre vie ! Ne me suivez pas aveuglément, restez libres ! » Avec cette biographie de Montaigne, Stefen Zweig nous offre le portrait élogieux « d’un libre penseur », « d’un citoyen du monde » « d’un esprit libre et tolérant ». Alors que l’Europe des années 1940 a sombré sous les coups des totalitarismes et que l’écrivain autrichien voit faillir tous les idéaux pour lesquels il a lutté, la lecture des Essais lui permet de dialoguer, presque 300 ans plus tard, avec le chantre de la liberté et de la tolérance en qui il reconnaît un ami, un miroir de sa propre vie, un modèle d’humanité. Si le texte offre une introduction instructive et efficace à tout lecteur qui voudrait re-découvrir Montaigne, j’ai aussi eu l’impression de lire le parfait manuel pour enfin « vivre sa propre vie et non se contenter de vivre » : évident et agaçant ! Vivre sa propre vie, c’est d’abord avoir le luxe de bénéficier d’une éducation idéale qui permette à l’individu d’expérimenter, de laisser libre cours à sa créativité, et surtout de ne pas souffrir des contraintes d’un enseignement rigoureux et subi. Près de trois siècles avant Célestin Freinet, Maria Montessori, ou Rudolf Steiner, le père de Montaigne, éclairé par des amis humanistes, avait compris l’inopérance d’une éducation qui se sert du bâton pour inculquer des préceptes figés ». Tout en montrant bien à quel point l’auteur des Essais a été façonné par cet enseignement stimulant et privilégié, Zweig offre aux lecteurs des anecdotes d’enfance amusantes, à l’instar de son apprentissage insolite du latin. Vivre sa propre vie, c’est ensuite avoir le luxe de bénéficier d’une « chambre à soi », ou mieux, d’une « tour à soi », qui permette durant dix ans de s’extraire de toutes contraintes familiales, sociales et politiques pour « ne plus servir que soi-même » et enfin « vivre, réfléchir et méditer comme il faut » au contact des historiens, des chroniqueurs et des poètes. Zweig montre bien comment la genèse des Essais est inextricablement liée à cette période de formation, solitaire et féconde : dans ce contexte favorable, l’auteur reclus dans sa tour, peut faire la rencontre décisive d’écrivains, avec lesquels il dialogue librement, qu’il interpelle et qu’il questionne. Vivre sa propre vie, c’est enfin avoir le luxe de ne jamais avoir à renoncer à sa liberté. Ainsi affirme-t-il, comme le fera bien plus tard Daniel Pennac, les « droits imprescriptibles du lecteur » : on comprend avec Zweig à quel point la contrainte, loin d’être créatrice, est exécrée par l’auteur des Essais qui « attend des livres qu’ils le stimulent et ne l’instruisent que par cette stimulation ». C’est aussi au nom de la liberté qu’il choisit de quitter, après dix ans de solitude, sa Gironde natale - ainsi que sa famille et ses responsabilités - pour découvrir le monde hors des sentiers battus. C’est enfin au nom de la liberté qu’il s’émerveille devant des coutumes inconnues, tandis que l’intolérance et les préjugés de ses compatriotes le font rougir de honte. Il serait toutefois malhonnête de terminer cette chronique avec l’idée qu’en vivant sa propre vie, Montaigne a servi ses seuls intérêts. Le travail documenté de Zweig met en lumière l’autre facette du personnage : la soif inextinguible d’émancipation qu’il a eu le luxe d’éprouver à l’extrême, fait aussi de l’auteur des Essais un stratège politique efficace et impartial. Jusqu’à la fin de sa vie, il saura rester fidèle à son credo : « rester en éveil, ne pas s’engager, ne pas devenir esclave, être libre ». En définitive, cette biographie ne peut-elle pas se lire comme une illustration parfaite du célèbre essai de Virginia Woolf ?