Sonneur- 21/10/2024

Dialogues des vivants

Le "Dialogue des langues" (1542) de l'italien Sperone Speroni (1500-1588) est l'une des sources les plus importantes de Joachim du Bellay pour sa rédaction de la "Défense et illustration de la langue française (1549)" ; on trouve aussi des traces d'autres textes du padouan dans la fabuleuse "Délie" (1544) de Maurice Scève et dans Rabelais : voilà des chemins qui nous ont amené à cet écrit. Speroni défend l'usage de la langue vulgaire italienne face au latin et au grec prédominants : en cela, il est continuateur de Dante, Pétrarque, Boccace, Pietro Bembo et bien d'autres. Les écrivains et humanistes français vont vite écrire en parallèle à cette filiation italienne pour transposer cette défense de la langue vulgaire vers le français (cf. Longeon 1989). Dans ces dialogues, Speroni opte pour une forme originale, opposant des argumentaires sans privilégier l'un ou l'autre. Il met en scène l'humaniste Pietro Bembo (1471-1547) - un auteur lui aussi présent dans la collection des Belles Lettres - qui défend le toscan face à Lazzaro Bonamico (1477-1552) qui défend le grec et le latin. Le Courtisan, l'Écolier... sont d'autres interlocuteurs qui permettent à Speroni de faire vivre dans ces dialogues diverses conceptions du langage ayant cours à son époque, témoignant ainsi de la richesse et de la vivacité de la vie intellectuelle du moment. Naviguant entre philosophie et rhétorique avec scepticisme, il déploie des manières de penser dans une forme qui se nomme littérature. C'est toujours un vrai plaisir de lecture d'ouvrir un livre des Éditions Les Belles Lettres : le plaisir de lire des textes rares et pourtant importants, celui de se confronter à des manières de penser et d'écrire qui nous sont devenues étrangères et qui pourtant gardent un air de familiarité en ce qu'elles sont des références de notre culture littéraire et philosophique. Autre plaisir devenant rare, celui de déchiffrer des pensées argumentées qui elles aussi nous sont devenues lointaines et qui restent néanmoins des exemples pour notre époque qui s'éloigne de la recherche de la vérité. Bembo laisse Lazzaro développer son amour du latin et son mépris de la langue toscane avant de développer ses idées : la discussion prend ainsi un air de dialogue socratique, teintée d'humour grâce au personnage faussement benêt du courtisan. Speroni oppose des idées argumentées dans ses dialogues sans, du moins en apparence, en privilégier l'une ou l'autre : il laisse son lecteur penser par lui-même. Des idées argumentées ? Penser par soi-même ? C'était une autre époque... Une époque qui inventait l'imprimerie en même temps que l'inquisition continuait de fonctionner. Le texte de Speroni nous rappelle ainsi que la maîtrise de la langue peut être l'un des attributs du pouvoir. "Bembo. Certes non ; reste que c'est la faconde qui est la seule ou la principale cause qui opère en nous de si admirables effets. Et que cela soit vrai, lisez Virgile en vulgaire, Homère en latin, Boccace autrement qu'en toscan, ils n'opéreront pas de tels miracles. Donc messire Lazzaro dit vrai, lorsqu'il place dans les langues la cause de ces effets ; pour autant, ses raisons ne prouvent pas que l'on ne doive point apprendre d'autre langue que la latine et la grecque. Parce que si notre vulgaire n'est pas à ce jour pourvu d'aussi nobles auteurs, il n'est certainement pas impossible qu'il en compte tôt ou tard d'à peine moins excellents que Virgile et Homère, qui soient, veux-je dire, à la langue ce que ceux-là sont à la grecque et à la latine." p.8 Sperone Speroni - Dialogue des langues - Les Belles Lettres 2009 - Bibliothèque italienne