SudOuest- 16/04/2021

Annette Wieviorka et la Chine, la grande désillusion

L’historienne revient dans un ouvrage précieux sur ses années maoïstes, ses séjours en Chine dans les années 1970, et les raisons de son aveuglement sur la réalité de ce totalitarisme. Comment comprendre l’influence du moïsme sur toute une génération d’intellectuels français ? La confession que livre Annette Wieviorka est un témoignage de première main sur l’énigme. Il vient tard, très tard même, puisque la militante qu’elle était avait déjà perdu ses illusions sur la Chine Maoïste à son retour en 1976, après deux ans passés à enseigner le français à Canton avec son mari Roland en pleine “Révolution culturelle”. Mais il est précieux car, un demi-siècle après, il combine la force du souvenir et le recul de l’historienne. “Aveuglée par une vision mystique du pays”, l’auteure a fait comme tant d’autres voyageurs au pays de Mao : elle a regardé la réalité avec les lunettes de l’empathie idéologique, ce qui revenait à ne pas la voir. La jeune femme d’alors, biberonnée au maoïsme des Amitiés franco-chinoises, fer de lance de la propagande en France, brûlait de découvrir de l’intérieur la révolution communiste au Céleste Empire. Et dans une certaine mesure, elle l’a découverte. Sauf qu’il s’agissait d’une version formatée, reconstituée par la langue de bois du parti, d’un “village Potemkine” sans lien avec la froide réalité d’une société totalitaire. Les yeux de Felicity Les intellectuels à la campagne ? Ce mot d’ordre de Mao sous la Révolution culturelle a entraîné d’affreuses exactions, mais lorsque le couple se voit inviter à participer, pelle en main, à un défrichage campagnard, l’enthousiasme affleure pour la capacité de mobilisation de ce “laboratoire de l’homme nouveau”. Et chaque fois qu’un coin de voile se lève sur un réel plus cruel, le réflexe de l’étranger bienveillant est de dire, comme Mao, que “la révolution n’est pas un dîner de gala”. Il faut l’arrivée rafraîchissante de Felicity, compagne d’un enseignant anglais de leurs amis, pour que les yeux de la jeune Française, sous ce regard neuf, commencent à se dessiller : “En huit jours, elle avait compris l’impossibilité de saisir autre chose que la surface de la société chinoise.” Pour Annette et Roland il avait fallu un an. Et il faudrait bien plus de temps encore pour que l’aveu à soi-même succède à la prise de conscience. Une profonde dépression Rentrée de France, la futur historienne paie son dégrisement d’un dépression hantée par la mauvaise conscience et la tentation du suicide. Elle trouve encore un temps la force de militer mais à contre-cœur, désormais vaccinée contre les idéologies globales. Avant de revenir avec une belle lucidité sur ses années chinoises, elle avait reconquis l’estime d’elle-même en se faisant historienne de la Shoah et militante de l’accès aux archives. Le cas d’Annette Wieviorka, qui a perdu ses grands-parents dans les camps nazis, est d’autant plus poignant qu’elle a le sentiment de les avoir trahis en se laissant berner par un autre totalitarisme. Au moins n’a-t-elle pas d’illusions sur le risque que XI Jinping renoue un demi-siècle après avec ce totalitarisme maoïste, fondé cette fois sur la surveillance généralisée.