camzrbt- 03/05/2023

Dernières nuits

Il est de ces événements que l’on peut tourner dans tous les sens, sans en découvrir jamais aucune raison ni gain. La souffrance du malade ne le rend pas plus vertueux, elle ne le rend pas plus emphatique ou plus courageux ; l’expérience du cancéreux n’est pas marqué par un surcroît de sens tel que le temps qui lui resterait à vivre serait en même temps vécu plus intensément. La vie du malade n’est pas qualitativement distincte de celle de ceux dont l’organisme est resté muet, elle est seulement plus douloureuse et plus contraignante. Le témoignage de Ruwen Ogien, atteint d’un cancer du pancréas qui le condamne à mort, est riche de ces enseignements ; contre la tyrannie de la résilience, il rappelle que tout ce qui « ne tue pas » ne rend pas nécessairement plus fort, et qu’il est des mésaventures qui ne sont pas autre chose que de pures pertes. Aucun profit dans la maladie, donc. Et des réflexions qui apparaissent à l’occasion de sa maladie : sur l’usage de la métaphore comme manière la connaître (« On aurait du mal à concevoir une forme de pensée humaine qui n’utiliserait pas dans une certaine mesure des métaphores. Chaque fois que nous identifions un objet en le comprenant à un autre mieux connu de nous, nous faisons de la métaphore. « L’esprit humain est une machine », « Les sociétés sont des organismes » […] La métaphore est un moyen de connaissance - l’un des plus anciens, des plus enracinés, je dirais même des plus indispensables dans l’histoire de la conscience humaine. […] Susan Sontag ne se sert pas de l’image du royaume pour décrire un envahissement intérieur, une sorte de colonisation de notre âme et de notre corps par la maladie, mais pour exprimer le sentiment que tomber gravement malade, c’est changer d’univers mental et social, débarquer dans une terre étrangère, un monde extérieur, dont nous devons découvrir et comprendre les symboles, les rites et les lois […] elle permet de mettre en évidence le caractère social de la maladie. Elle suggère en effet que tomber malade, c’est passer dans un monde où les règles, les attentes normatives, les droits et les devoirs, ne sont pas les mêmes que dans celui des bien-portants. ») ; sur l’absence de pureté des affects, puisque la souffrance peut être l’occasion d’un certain plaisir (« Nietzsche conçoit le plaisir comme une « modalité de la souffrance » et réciproquement. Pour nous convaincre, il nous invite à penser aux jouissances des martyrs et au plaisir que suscite la cruauté envers soi-même des ascètes. ») ; sur la question de la localisation de la douleur enfin (« C’est à quoi nous invite Wittgenstein lorsqu’il demande, à titre d’expérience de pensée, si nous ne ferions pas mieux de concevoir les douleurs physiques sur le modèle des souffrances morales qui n’ont pas de localisation précise. Où avons-nous mal exactement lorsque nous avons peur, lorsque nous avons honte ou lorsque nous sommes angoissés ? C’est une question qui risque de sembler absurde et à laquelle on ne peut, semble-t-il, répondre que de la façon suivante : « C’est dans mon corps en entier » ou « C’est moi qui éprouve ces émotions, pas un de mes organes ». Pourquoi ce genre de réponse devrait-il être totalement exclu dans le cas de la douleur physique. »). « C’est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls mais enchaînés à un être différent, dont des abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre : notre corps. Quelque brigand que nous rencontrions sur la route, peut-être pourrons-nous arriver à le rendre sensible à son intérêt personnel sinon à notre malheur. Mais demander pitié à notre corps, c’est discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l’eau, et avec laquelle nous serions épouvantés d’être condamnés à vivre » M. Proust dans Le Côté de Guermantes, cité par R. Ogien.