Les cimetières sont pleins de gens irremplaçables qui ont tous été remplacés disait Clemenceau. Un mot d'esprit qui nie une réalité ou en tout cas une nécessité pour notre démocratie si l'on en croit Cynthia Fleury.
Difficile de résumer en quelques mots la pensée philosophique qui se cache derrière ce terme "d'irremplaçabilité" sans trahir un peu l'auteure mais ça se tente.
Cynthia Fleury mêle essentiellement la philosophie et la psychologie pour servir son propos, ces deux domaines de prédilection et de formation. Le cœur de cet essai se résume tout de même en cette phrase:
Personne n'est indispensable. Chacun est irremplaçable. (...) idée de la valeur absolue de l'individu, qui n'est ni une valeur économique, ni une valeur technologique, mais une valeur non-mesurable. Cette valeur est bien plutôt ressentie et sa perte laisse un sentiment de vide qu'on ne pourra jamais tout à fait combler.
La philosophe met en avant la notion d'individuation cher à Durkheim notamment, c'est à dire un juste milieu entre l'individualisme (qui n'est que l'illusion de l'individuation) et l'universalisme (qui noie l'individu dans une norme).
Tout commence par le fameux "connais-toi toi même" du fronton delphique qui aujourd'hui ferait office de titre de livre à succès sur le développement personnel. Ici il est question de se connaître soi-même certes. Mais pour ce faire il reste indispensable de connaître les autres et sa place au milieu d'eux, son environnement. La philosophe développe ensuite trois autres figures de l'individuation difficilement résumable en une phrase mais très intéressantes :
- l'imagination vraie (imaginatio vera) qui encourage le développement des idées pas par l'imaginaire au sens du fantastique mais par une imagination réaliste et préalable, nécessaire à toutes concrétisations dans le monde réel
- le prix de la douleur (pretium doloris) car il faut être près à payer le prix de la vérité et la douleur d'affronter les limites qui accompagne la prise en compte de l'individuation et une remise en question de ce qui nous a fait jusqu'à présent
- l'esprit comique (vis comica) qui nous aide à surmonter cette douleur et l'ironie joue notamment un rôle essentielle
Ce livre est surtout un appel à remettre l'individu au centre dans l'intérêt d'une démocratie réelle. Une démocratie n'est plus une démocratie si elle n'est habitée que par un type d'individu, une masse, une pensée unique pour le dire vite. L'un des passages les plus importants met en avant le fait de responsabiliser l'individu puisqu'il est irremplaçable. Pour le démontrer, Cynthia Fleury prend le cas d'Eichmann qui disait n'être qu'un" rouage" de la machine nazi et en parallèle le cas de Eatherly, le pilote qui a lâché la bombe atomique sur Hiroshima et qui lui fut rongé par la culpabilité. Cette culpabilité lui fut reprochée car à travers lui c'était la société tout entière, société d'après-guerre se mettant à l'heure du développement de l'arme nucléaire, qui aurait du la partager.
Autour de cette réflexion s'entremêlent de nombreux autres thèmes et une critique du capitalisme qui s'accapare notre scholé (temps libre de loisirs):
(...) Le capitalisme cesse sa parenté avec l'Etat de droit pour retrouver sa filiation avec l'exploitation de l'Homme, l'esclavage n'étant ni plus ni moins qu'une captation répressive de l'attention alors que le XXIe siècle lui préfère les captations divertissantes.
La culture de masse est un terme qui c'est substitué à celui de "loisirs" selon Hanna Arendt, à comprendre ici comme un temps libre où je construit mon futur, où je prends du temps pour moi. Mais même ce temps a été accaparé par le capitalisme qui nous invite à financer ce système par le biais de "services" de développement personnel, de sociétés de divertissements et autres. Nous payons notre temps libre et nous en oublions l'expérience qui pourrait intellectuellement nous enrichir.
On y trouve aussi la place du panoptique, étudié par Bentham et Foucault, qui instaure une surveillance permanente et qui a été remplacée dorénavant par l'évaluation:
L'idéologie de l'évaluation est (...) une forme de continuation du panoptique, plus intériorisée encore, typique des sociétés néoconservatrices.
Notion qui rentre au combien en résonnance avec notre société actuelle où chacun juge et surveille l'autre, gare à celui qui ne reste pas dans le rang. Elle nous amène à une vigilance face au risque d'un consentement aveugle qui met notre destin entre les mains d'autrui, facilitant les dérives politiques comme le populisme et l'autoritarisme. Une vigilance qui dépend entre autres aussi de notre souci du temps, prendre conscience de notre passé comme de notre futur.
Cynthia Fleury développe aussi de nombreux thèmes qui construisent l'individuation à savoir la parenté, le deuil, l'éducation, avec des références variées. On y retrouve des philosophes et des psychologues bien évidemment. Mais aussi la littérature qui tient une grande place dans son parcours et sa réflexion, aussi importante que la philosophie pour elle. Elle a d'ailleurs consacré un ouvrage à Mallarmé. Des citations pertinentes, dont de très beaux extraits de Proust dans Albertine disparue, illustrent des propos parfois difficiles à assimiler de prime abord.
Une œuvre philosophique essentielle pour éveiller les consciences. L'individuation ou l'intérêt personnel rejoint l'intérêt public.
Sommes-nous irremplaçables ?
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