L’auteure des « Enténébrés » transforme l’essai avec « Saturne », ode à un père tôt disparu, où les mots rappellent et laissent partir les morts
Un homme, ça ne meurt pas à 34 ans. Un père, encore moins. Qu’est-ce que ça laisse, alors, la mort du père, à une petite fille de 15 mois ? L’amer du pire... Il ne s’agit pas là de construction, de reconstruction ; ni même vraiment, au fond, de vide ou de deuil. Il s’agit d’une énigme à combler, de l’infini désarroi de ne pouvoir ou même de ne savoir devoir le faire. C’est une vie, c’est une mort et parfois, mieux que ça, c’est un livre. Un livre où tout est perdu de toute éternité et où tout sera retrouvé. « Sa- turne », de Sarah Chiche. Saturne con- sidéré comme l’astre noir de la mélancolie. Cela ne surprendra ni les astronomes ni tous ceux qui, au début de l’année dernière, avec la publication des « Enténébrés », avaient découvert en son auteure le grand écrivain « nocturne », tragique, intense et en même temps pleinement inscrit dans son époque et dans l’histoire, qu’attendait notre littérature. Ce sera le livre des pères Après une aussi éblouissante réussite, il était permis de se demander si et comment Sarah Chiche pourrait « transformer l’essai ». Elle y parvient d’autant plus brillamment que d’une certaine façon, elle ne choisit pas entre la noirceur du précédent et quel- que chose peut-être de plus doux dans celui-là : quelque chose qui pourrait s’apparenter à de l’ironie, c’est-à-dire à de l’élégance. Par ailleurs, l’un était plutôt le livre des mères, celui-ci le sera des pères. Rappel des faits : automne 1977, Harry, le père de Sarah, 15 mois, meurt donc d’une leucémie fulgurante, à l’âge de 34 ans. Restent derrière lui, outre sa fille, une femme à la fois trop belle et trop libre et une lignée familiale de riches et bourgeois médecins ou chirurgiens, érigée en Algérie et étant parvenue après l’exil à se reconstituer en métropole. À l’inverse de son frère aîné, Harry n’était pas « taillé » pour ce genre de destin. Fou de sa femme (et sans doute un peu aussi des libertés qu’elle s’octroyait), c’était un homme qui aimait regarder les étoiles, la vie qui passe, un rêveur. Sarah va devoir pendant tant et tant d’années vivre son deuil à la mesure de cette « discrétion » ; vivre avec un fantôme qui l’était déjà un peu avant de le devenir... Cela va l’amener peu à peu et sur- tout à l’heure où, jeune femme, – comme peignait Goya dans « Le songe de la raison produit des monstres » – elle côtoie à son tour les abîmes du chagrin absolu, de la dépossession de soi, de l’attraction du vide. Le temps retrouvé Comprenant que pour que le temps soit retrouvé, il faut accepter qu’il soit irrémédiablement perdu, elle s’en sortira en décidant plus ou moins de faire de cette histoire, la sienne, celle des siens, l’histoire tout court et si longue, œuvre. Cela passera par le prisme de la psychanalyse (métier que Sarah Chiche exerce à ce jour avec celui de psycho- logue-clinicienne), mais aussi bien sûr de l’écriture. Des mots pour le dire et se blottir quand même dans le silence de ces nuits. Écrire, c’est vivre. C’est parfois aussi laisser mourir. Et c’est encore plus beau.
Elle est retrouvée, l’éternité
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