Pour rendre la vie plus légère : les livres, les femmes, les manières

Le dialogue est un genre littéraire très ancien : Socrate et Platon. Au siècle dernier, il pouvait encore constituer dans les collèges un sujet de « composition française » : « Imaginez un dialogue entre Corneille et Racine. » Mais Diderot, « Le Neveu de Rameau » et le siècle des Lumières lui avaient conféré une inflexion nouvelle, la discussion à bâtons rom-pus, la conversation, moins rhétorique, plus souple, plus fluide et élégante. Notre pays (aujourd’hui il chatte) fut la patrie de la conversation. C’était même, dans les salons,une sorte de sport national, d’art patrimonial, l’apogée d’un raffinement culturel. Mona Ozouf est philosophe et historienne. C’est une des meilleures spécialistes de la Révolution française.Mais ses curiosités sont vastes, et le champ de ses recherches ne se limite pas à un domaine. Elle évoqua dans un ouvrage personnel et émouvant son enfance bretonne ; elle signa un remarquable essai sur Henry James,puis s’intéressa à George Eliot, femme écrivain de grand talent, assez méconnue hors du Royaume-Uni.Deux ou trois Mona Ozouf fut, à de nombreuses oc-casions, l’invitée d’Alain Finkielkraut.« Répliques », sur France Culture, le samedi matin, comme l’écrit l’historienne, nous réveille « au double sens du terme ». « Pour rendre la vie plus lé-gère », rassemble dix de ces entre-tiens. Parfois l’animateur et l’hôte sont en tête à tête. Parfois il y a un troisième interlocuteur. Le beau titre du recueil s’inspire de Flaubert, estimant que, pour rendre l’existence supportable, il lui faut « quelques allégements ». Le sous-titre en désigne plu-sieurs : « Les livres, les femmes, les manières », sans que l’on ose y voir une hiérarchie...Avouons pourtant que les propos les plus passionnants nous parais-sent concerner le rôle de la lecture chez chacun de nous, le génie incomparable de James, ou la singularité de George Eliot. Et, dans la dernière partie de l’ouvrage, la réhabilitation de la civilité, des « manières », de cette galanterie que les féministes trouvent humiliante, infériorisante, alors qu’elle est respect et admiration. Alors qu’ils’agit de corriger la brutalité du spontané, le mensonge du naturel rousseauiste, car les manières – Mona Ozouf insiste sur ce point qui compte le plus pour elle – sont mouve-ment vers le vrai. La lecture, une évasion. Ce que les deux complices disent des plaisirs du texte émerveille. Lorsque l’invitée évoque le pays lointain et solitaire de l’ennui enfantin, puis sa jeunesse militante, la lecture lui était évasion, oubli de soi et approche de l’autre, expériences inimaginables, beaux voyages. Et pendant les années communistes, transgression : le roman est bourgeois. Ainsi, ceux de James.Très bon connaisseur de cette œuvre, l’académicien français nous sur-prend quand il qualifie l’auteur de« The Portrait of a Lady » : « Le plus prodigieux enculeur de mouches de toute l’histoire de la littérature. » De ce champion du non-dit, de l’allusif,des ambiguïtés (« On ne sait le tout de rien »), Julien Green affirmait plus élégamment : « Ses romans sont des palais enchantés où l’on avance en écartant devant soi des rideaux de toi-les d’araignée. » Nuances et fermeté Il arrive que le troisième personnage ne soit pas tout à fait à la hauteur décès deux intelligences supérieures, et de leur époustouflante érudition.C’est le cas, nous a-t-il semblé, de la péremptoire Geneviève Brisac. Le dé-bat sur « l’écriture féminine » tourne en rond, patauge. Si elle se caractérise par l’intimisme, l’attention aux détails, la proximité avec le quotidien et les choses de la nature, ou l’indifférence à la perspective historique, « je sais sur ce fait bon nombre d’hommes qui sont femmes », aurait dit le bon La Fontaine.Péremptoire, Mona Ozouf ne l’est jamais. Elle tempère, nuance, se garde des excès, tout en formulant des jugements d’une netteté, d’une ferme-té parfaite. Il y a dans toutes ses analyses, si pénétrantes, si justes (là encore« aux deux sens du terme »), quelque chose qui va au-delà du pertinent. De la générosité, du courage. Et tant de charme !